l’Ogre qui aimait les champignons

 

 

 

Parfois, on ne naît pas là où on le voudrait, ni dans la famille que l’on choisirait. Moi, par exemple, je suis issu d’une longue lignée d’ogres et d’ogresses parmi les plus cruels, les plus redoutés… des ogres qui ont terrorisé des pays entiers, qui ont poursuivi et dévoré des rois ou des manants, des chevaliers ou des paysans, des vagabonds ou des marchands…                                                                             

Ce que mes parents aimaient surtout, c’était se cacher au fond des bois pour attraper les enfants qui s’égarent dans leur voisinage. Ils en approchaient doucement (parce que les ogres savent se déplacer sans bruit malgré leur grande taille), leur poussaient un rugissement dans les oreilles et les laissaient s’enfuir. Ils attendaient quelques minutes avant de se mettre à leur poursuite. Avec leurs bottes de sept lieues, ils les rejoignaient en un instant.                

Chant : Ils les soulèvent par les pieds/les regardent gigoter, se tortiller/les avalent en une bouchée. /Seul le petit poucet leur a échappé/Le petit Poucet? Ne parlons jamais du petit poucet!

Depuis l’aube des temps, rien dans la vie des ogres n’avait changé… du moins jusqu’à mon arrivée sur cette terre ! Je mesurais et pesais deux fois moins que les autres, même si je mesurais déjà trois mètres trente et pesais 236 kilos à ma naissance. On m’appela Peik, ce qui signifie « le petit » dans notre langue. Bien sûr, mes parents espéraient, malgré tout, me voir devenir un ogre redoutable et dangereux. Pourtant sans que l’on comprenne pourquoi, il m’arriva ce qui n’était jamais encore arrivé à un ogre. Je n’aimais pas la chair fraîche.                                   

Chant : « Peik, dès sa naissance/l’ogre fait sa pitance/de vaches, de cochons, de moutons/Moi, je préfère les haricots, les carottes, les cornichons/La salade, les épinards et le cresson/les pommes, les poires et les citrons/les navets, les lentilles, les potirons/Les cerises, les dattes et le melon/les brocolis, les pommes de terre, les champignons.»       

Les champignons ! J’en engloutis des centaines chaque jour, crus, sautés, poêlés, mitonnés, rôtis, en salade, en ragoût, en tarte et même en clafoutis. Jamais, jamais, ma mère n’osa l’avouer aux autres ogres. Elle fit semblant de me nourrir de chair fraîche et me laissa manger ce que je voulais, certaine qu’en grandissant j’allais devenir comme les miens.          

Dès que j’en eus l’âge, mes parents m’envoyèrent à l’école des ogres. Eh oui, nous aussi, nous allons dans une école où l’on nous enseigne ce que notre espèce doit savoir : bavarder, mentir, tricher, tromper, voler, se battre… Là non plus, je ne me comportais pas comme mes frères, mes sœurs ou mes cousins. Je désirais apprendre et obtenir de bonnes notes. Quand je dis « bonnes », je veux dire « mauvaises » pour les ogres. Les bonnes notes, comme vous l’entendez, sont de mauvaises pour les ogres, par contre les mauvaises seraient des bonnes pour nous, du moins d’à peu près bonnes. Vous comprenez ?                                                                          

En tout cas, lorsqu’au premier jour d’école, mon père me questionna : « Alors, Peik, comment s’est passé ta journée ? »  Et que je répondis : «Très bien. J’ai rédigé une rédaction et appris un poème. » Le pauvre faillit s’étouffer. « Une rédaction ? Un… poème ? Tu veux nous faire honte ? Dis-moi au moins que tu as couru dans les couloirs, jeté des rochers sur tes camarades, brisé ton bureau, arraché les armoires, dévasté la cantine… »

            « Ben non. J’ai écouté. »

« Écouté ? »

« Sagement. »

           

« Sagement ?!! » Mon père, que personne n’avait jamais réussi à surprendre, faillit tomber à la renverse : « Qu’est-ce qui t’arrive ? Que notre ancêtre Polyphème me croque ! Une de ces punaises de fée t’a jeté un sort ? Un ogre agit toujours de travers ! Il n’écoute rien, n’apprend rien, se met en colère au premier prétexte et dévore qui ose lui adresser la moindre remarque. » Mais moi, j’adorais l’algèbre et la géométrie, la chimie et la biologie, l’astronomie et la géologie, ou le dessin ! Un jour, j’ai dessiné le portrait de mon père. « Quelle jolie esquisse ! Et ressemblante avec cela ! J’ai presque l’air gentil. Déchire-la et n’en refais jamais de pareil sinon je t’attache dans une grotte pendant quinze jours et te nourris de pain sec. » Je faillis lui avouer que j’aimais le pain, même sec, mais je me retins à temps.

           

Quelques jours plus tard, mes parents furent convoqués par mon école. Nous devions apprendre à chasser le sanglier. « Et alors, comment s’est-il débrouillé ? S’il tient de moi, il en a capturé une dizaine le temps de compter 3, 7, 9… 4, 8, 10… Non 3, 5, 12. ». Le professeur hocha la tête : « Il tient bien de vous. Il a été le premier à rejoindre les sang… » « Bravo ! » Lança fièrement mon père. « … mais pour les cacher dans les rochers. » Mon père faillit s’étouffer. « Les cacher. Pour quoi faire ? Les manger tout seul ? » « Non pour les sauver. ». *« Les sauver ?! »

           

Chant «Par les cheveux de la Gorgone! /Qui m’a donné pareil enfant?/Un ogre qui ne veut rien manger, ni personne?/Misère, malheur, la nature fait de drôles d’erreurs/Peik, l’ogre est gourmand, sale et méchant!/L’ogre n’aide rien, ni personne.»

           

Et il m’enferma dix jours dans une grotte. Et je m’y plus beaucoup. J’observais les roches, les plantes et les chauves-souris, dont je dessinais des centaines de croquis. De toute façon, j’avais l’habitude de me retrouver seul. Les autres n’aimaient pas beaucoup jouer avec moi.                      Mais tout changea le jour où notre professeur, un horrible sourire aux lèvres, nous annonça que nous allions vivre la journée la plus importante de notre vie… Celle que tous les ogres attendent ! … Celle où ils apprennent à attraper les humains qui s’égarent dans la forêt à la nuit tombée… Je surpris tout le monde en me proposant comme volontaire.                                 Après quelques heures de guet, enfin une jeune femme passa à ma portée. Je bondis hors de ma cachette alors qu’elle courait de toute la vitesse de ses petites jambes. (Rire) Il ne me fallut que deux pas pour la rejoindre, la saisir entre mes deux doigts et d’un seul coup de dents lui arracher la tête avant de la croquer bruyamment… « Moilà covent on poit se comvorter !… cobent on voit se moncorter. » Criais-je sous les applaudissements, laissant son sang couler sur mon menton… ou plutôt laissant la confiture de framboises se répandre sur mon menton. La veille, j’en avais badigeonné un gâteau que j’avais découpé en forme de corps humain. Je gardais la jeune femme, indemne, dans un coin de ma joue.

           

On me crut guéri de ma sensiblerie. On félicita mes parents. On loua mon agilité et ma cruauté. J’obtins les meilleures plus mauvaises notes de l’école… je veux dire les plus mauvaises meilleures notes, les meilleures plus mauvaises… En tout cas, tout le monde pensa que j’étais devenu un ogre aussi féroce que les autres.

           

À peine seul, je pris la pauvre fille dans ma main. Malgré sa terreur, elle ne s’abaissa pas à supplier et me défia du regard. Daphné, c’était son prénom, me conta comment son pays était dévasté par mes semblables cruels et insatiables, comment presque tous les hommes avaient été dévorés alors qu’ils défendaient leurs villages et leurs récoltes. Elle-même s’était cachée dans un arbre pendant plusieurs semaines. Je l’avais attrapée au moment où, à demi morte de faim, elle cherchait de quoi manger. En apprenant son histoire, je me mis à trembler de colère… J’ignorais encore comment, mais je devais agir « Et si. si. J’allais voir le roi des ogres. »

            « Dans quel but ? » me demanda la pauvre fille.

            « Pour lui parler, le prier de vivre pacifiquement avec les humains. Nous ne pouvons continuer à vous dévorer. »

            « Tu crois qu’il t’écoutera ? Voilà des siècles que ton espèce nous traque. »

           

Peut-être Daphné avait-elle raison, mais ma décision était prise. Le jour même j’annonçais à ma mère que j’allais explorer le village voisin. « Le village, quelle drôle d’idée ? » grogna-t-elle « Ben oui, pour chercher un peu de chair fraîche. » Ma mère me sauta au cou, ravie de me voir enfin devenu vorace et cruel. « Ne m’embrasse pas ainsi, cela ne se fait pas chez les ogres. Va et montre-toi impitoyable, sauvage, furieux… dévore tous les humains que tu rencontreras ! »

           

 

Aussitôt, Daphné sur mon épaule, je partis en fredonnant vers le terrain de chasse favori des ogres, le monde des humains. Je marchais, marchais, marchais… et je découvrais un énorme champ de ruine. À perte de vue, des maisons éventrées, des cultures piétinées ! « C’est nous qui avons commis cela ? » Daphné se contenta de hocher la tête en souriant tristement. « Ma famille vivait dans ce village. Au bout de ce chemin ! » Je la déposai sur le sol pour qu’elle aille retrouver ses parents et commençai à m’éloigner quand j’entendis sa petite voix. « Attends Peik ! Viens te reposer chez nous. Pour aller voir le roi des ogres, tu auras besoin de toutes tes forces. » J’acceptai et la suivis dans la ferme que les parents de Daphné avaient construite de leurs propres mains, et dont le toit avait été saccagé par les miens… Les deux paysans se mirent à pleurer de joie en retrouvant leur fille saine et sauve, mais se figèrent en m’apercevant. Ils coururent prendre leurs fourches et leurs couteaux pour se défendre. « Attendez. Il ne ressemble pas aux autres. Il m’a sauvée. ».

           

Les parents de Daphné me considéraient avec inquiétude, mais ils m’accueillirent dans leur demeure. J’y mangeai la meilleure soupe aux poireaux de mon existence et pour la première fois de ma vie, je dégustais un succulent gâteau qu’on appelait plan, blan ou flan. Je ne sais plus. Durant la soirée, ils m’expliquèrent combien leur existence était rendue pénible par les monstres qui les persécutaient : « Mille excuses, Peik. Vous semblez un brave… ogre, mais les vôtres enlèvent les enfants, dévorent nos troupeaux, détruisent nos champs et nos villages. »

           

J’ignorais quoi répondre, je voulais juste agir au plus vite. Nos discussions durèrent presque toute la nuit. Le soleil à peine levé, je pris mon sac et saluai Daphné qui me demanda de la hisser jusqu’à mon visage… pour m’embrasser.

            « Tu l’as déjà vu ? »

            « Qui ? »

            « Votre roi. »

            « Je suis un ogre de second ordre. Je n’ai même jamais approché le palais. »

            « Il passe son temps à boire, à manger et à dormir et reste toujours entouré par une troupe de loups garous. Fais attention à toi ! » 

            « Ne t’inquiète pas. » Lui répondis-je, même si je n’en menais pas large. Je repartis sur les chemins et recommençais à marcher, marcher, marcher en chantonnant pour me donner du courage.

           

J’allais de l’autre côté du pays, là où vivait le roi des ogres et sa cour. En toute tranquillité. À cette époque, personne ne nous tenait tête, ni les elfes, ni les lutins. Les fées peut-être, mais elles étaient peu nombreuses. Quant aux sorcières, nous les considérions comme nos alliés.

           

Comme me l’avait annoncé Daphné, sur le chemin, on ne distinguait que cendres, poussières et ruines. On ne trouvait plus un seul troupeau dans les prés, plus un seul oiseau dans les arbres. J’avais envie de pleurer devant cette désolation. Au bout de deux jours de marche, j’arrivai enfin face à un haut mur sombre comme la nuit : le palais du roi des ogres, lugubre, sale, lézardé, fissuré. Je ne frappai pas à la porte et m’assis sur un gros rocher. Je me mis à attendre en chantant un petit air qui exaspérait tous ceux qui passaient à mes côtés.  

Le matin, le roi des ogres sortit de son château sans même me regarder. Ma gorge se serra en voyant ce monstre immense, mais je ne bougeai pas. Lorsqu’il revint de chasse, avec 20 sangliers, 12 cerfs et 9 jeunes enfants attachés à sa ceinture, il m’observa… oh, pas longtemps, deux ou trois secondes du coin de son œil injecté de sang. Cela suffit pour que je sourie en cachette. Le poisson, ou plutôt le cachalot avait mordu à l’hameçon.

           

Le lendemain, je m’installais à la même place, chantant plus fort que la veille. Cette fois, quand il passa la porte de son palais, le roi des ogres me regarda plus attentivement. Je me forçais à ne pas remuer un cil ; et lorsque le soir, il revint à nouveau de chasse, avec ses amis et sa famille, il s’arrêta devant moi : « Que cherches-tu ici, jeune homme ? »

             On m’a dit que je pourrais trouver le roi des ogres. »

            « Et pourquoi veux-tu le rencontrer ? »

            « Pardi pour lui montrer que si l’on ne peut trouver plus fort que lui en ce royaume, quelqu’un le surpasse en ruse et en intelligence. »

            « Le surpasse ? Et qui ? »

            « Moi. »

           

Un loup-garou se mit à grogner horriblement et bondit sur moi, attrapant ma gorge entre ses dents. Je crus ma vie terminée, mais le roi des ogres claqua des doigts et la bête me relâcha. Il partit alors d’un énorme rire qui fit trembler la montagne toute proche. « Tu penses pouvoir tromper le roi des ogres, toi ? » il m’ordonna de me lever. Il me dépassait de quatre mètres au moins. Il me paraissait mesurer autant que plusieurs maisons empilées les unes sur les autres. « Un avorton comme toi pense pouvoir me berner ? » Je me mis à mimer une peur que je n’étais pas loin d’éprouver : « C’est vous mon roi ? Je ne vous imaginais pas si fort, ni si grand. »

           

Le roi adorait qu’on le flatte, mais fit semblant de s’impatienter : « Alors, vas-y ! Montre-nous comment tu pourrais me tromper. Si tu y parviens, je t’accepte dans ma cour ou mieux je te donne ce que tu désires. Sinon, je te livre à mes loups garous » Je me mis à réfléchir : «  Pour un roi tel que vous, à l’air si intelligent, je dois utiliser un collier magique. J’en possède un chez moi. Comme je ne veux pas vous faire attendre, je déclare forfait. » Mais le roi des ogres avait envie de s’amuser à mes dépens : « Avoue plutôt que tu crains de te ridiculiser et de tâter des crocs de mes loups. Voilà mes bottes de 7 lieues pour aller chercher ton collier. Pourtant, tu verras, il ne se montrera d’aucune utilité sur moi. » Le roi me tendit les bottes que j’observais avec inquiétude : « Mais je ne sais pas m’en servir. Je vais tomber. “Reste bien droit et respire à chaque pas. »… Les bottes mises, je m’élevai dans les cieux « Au secours, je vole. Je veux revenir sur terre. » Le roi n’avait jamais croisé d’ogre aussi maladroit et pleurait de rire. Pourtant, sitôt arrivé dans la forêt, à l’abri des regards, je repartis chez mes amis en quelques enjambées grâce à mes bottes de 7 lieues. 

           

Le roi, lui, continuait à glousser en repensant à l’envol de ce ridicule et orgueilleux petit ogre, secoué à chaque pas… Il défiait ce microbe de le tromper avec ou sans collier. Il l’attendait de pied ferme et se préparait à le livrer à ses loups garous… Mais pour attendre, il attendit… jusqu’à ce que la nuit tombe et puis que le jour se lève et puis que la nuit tombe à nouveau. Il attendit jusqu’à ce que sa barbe descende jusqu’à son énorme bedaine.

            Alors, seulement, il comprit qu’il venait d’être trompé et sans collier encore ! Il se mit à rugir, et à défoncer les murs de sa chambre et à en broyer les pierres une à une. Une fois, sa fureur quelque peu calmée, il décida d’aller chercher celui qui l’avait berné pour le dévorer comme un vulgaire humain.

           

Les loups garous lui annoncèrent que j’étais revenu dans la ferme des parents de Daphné. Et quand il arriva au galop sur l’un d’eux, je l’attendais, posté sur le toit devant une marmite fumante.

            « Que fabriques-tu là-haut ? »

            « Je me prépare à déjeuner. Quelle agréable odeur, non ? »

            Le roi des ogres renifla longuement. « Cela sent en effet très bon. Mais co… comment fais-tu pour cuire ton repas ? » 

           

Il faut savoir que les ogres mangeaient ou plutôt avalaient leurs repas crus. Ils n’avaient pas l’habitude du feu qu’ils trouvaient chez les humains ou dans la forêt lorsque la foudre frappe un arbre. Un des rares événements qui leur fasse peur.

            Le roi était tellement étonné de me voir cuisiner sans la moindre flamme qu’il en oublia sa colère. « Cette marmite qui chauffe toute seule, combien en veux-tu ? »

            « C’est que je ne peux m’en passer. Je ne sais pas allumer un feu, mais avec cette marmite rien à faire, même pas de bois à aller chercher… Aucun risque de se brûler. »

           

Le roi en salivait d’envie. « Je te donne tout l’or et l’argent que j’ai pu prendre aux villageois des environs… et j’oublie que tu m’as volé mes bottes de 7 lieues si tu me cèdes cette marmite. » Après avoir fait mine de longuement hésiter, j’acceptais. Je lui tendis le chaudron de soupe que j’avais parfumée avec les herbes les plus odorantes de la forêt… Lorsque le monstre était parvenu aux abords de la ferme bâtie par les parents de Daphné, j’avais allumé un feu comme ils me l’avaient appris. J’avais posé une marmite emplie d’eau sur la flamme et attendu qu’elle se mette à bouillir. Et puis, je l’avais portée sur le toit.

           

Le roi partit avec son chaudron en riant de joie tandis que, moi, grâce aux bottes de 7 lieues, je sillonnais la région pour rendre à ses habitants leur or et leur argent !

          

 

A peine revenu dans son palais, le monarque invita toute sa cour pour le repas exceptionnel qu’il allait préparer. Les convives pensèrent que leur souverain avait perdu la tête lorsqu’il se mit à danser autour de sa marmite en chantonnant : «Approchez tous, venez voir!/Chauffe, marmite, chauffe, belle marmite!/Le monde change dès ce soir/Chauffe, marmite, chauffe, belle marmite!/Notre peuple devient le plus puissant de l’histoire!» Malgré des heures d’efforts et de gesticulations, la marmite magique ne chauffa pas. Et le roi comprit que je m’étais encore moqué de lui. Rouge de colère, il rappela ses loups. Cette fois, il allait attraper le maudit gamin qui se jouait ainsi de lui pour le déchiqueter à pleines dents. Il devait faire vite, il allait perdre toute autorité auprès des siens. Se faire ridiculiser par un gosse, à peine aussi haut qu’un pommier !

           

Lorsqu’il revint aux abords de ma demeure, il trouva une jeune fille, adossée au mur. C’était mon amie Daphné qui malgré son effroi avait accepté de m’aider : « Humaine, mène-moi tout de suite auprès du petit ogre ».

           

Daphné commença à pleurer : « Peik dort, je ne veux pas le réveiller. Il se met si facilement en colère. » Le roi lança un hurlement : « Mes colères à moi sont redoutées dans le monde entier, si tu ne me conduis pas auprès de lui, je t’avale dans la seconde. »

            « Je préfère encore que vous me dévoriez. J’ai trop peur de sa réaction si je dérange son sommeil. Oh ! Trop tard. Vous l’avez réveillé. »  Chuchota Daphné en m’entendant souffler et soupirer dans mon lit. « Silence ! Qui parle ?». Criais-je de ma plus grosse voix « Votre servante. Le roi des ogres veut vous rencontrer. » À ces mots, je bondis hors de la ferme, un énorme couteau à la main et l’enfonçai dans le ventre de la jeune fille. « J’avais demandé de n’être dérangé sous aucun prétexte ! » Le sang de ma victime couvrit les pieds du roi des ogres « Mais… Cette fille a juste obéis à ce que je lui ordonnai. » Je me mis à bâiller : « Oh, tu as raison, je viens de tuer mon esclave. Je vais la réssicu… ressusciter. »

            « La ressusciter ? Comment cela ? »

            « Rien de plus simple avec ma flûte magique. » Je sortis un vieil instrument de ma poche et commença à en jouer. Daphné sembla alors secouée de frissons. Je jouais plus fort et elle se releva. Le roi des ogres poussa un rugissement de surprise quand la jeune fille se remit à bouger, malgré le sang qui coulait encore sur elle. En fait, elle portait sous sa robe une gourde emplie de confiture de cerises que le poignard avait percée. Le roi ne cessait de hurler : « Quel sorcier que ce Peik ! Il tue les gens puis les ramène à la vie. »

            « Encore heureux, sinon coléreux comme je le suis, j’assassinerai le monde entier. »            Le roi secouait la tête comme si elle était montée sur un ressort. «Tout à fait comme moi/Tout à fait. Me voilà. /Ce Peik ressemble à son roi/Furieux, teigneux, bilieux/Hargneux, vicieux, grincheux. /Fielleux, affreux, odieux/On n’y peut rien, l’ogre ne changera jamais/donne-moi cette flûte et tes tours, je les oublierai/Donne-la et de moi tu auras ce que tu veux.» Je réfléchis un moment et réclamai en échange de la flûte la moitié du royaume, celle où les humains habitaient. Il accepta.

            Aussitôt rentré dans son palais, le roi demanda à ses valets, à ses chevaliers, à sa femme et ses enfants de se placer en rang devant lui. Il appela aussi tous ses loups garous. Puis, il leur donna à tous un coup de couteau dans le ventre. Il arpenta alors les couloirs marmonnant que tout cela n’avait pas d’importance et qu’il allait faire revivre tout le monde.

 Il prit sa flûte et se mit à en jouer, à en jouer jusqu’à étouffer, mais rien ne se passa. Les morts restèrent morts.  

 Au bout d’une semaine de désespoir, au bord de la folie, le roi des ogres partit me chercher, seul. Il avait décimé son armée. Cette fois, il se promit de ne plus m’écouter et de me découper en morceaux ou mieux de m’écarteler avant d’avaler chaque lambeau de mon corps. Il bavait de rage. Il s’arrachait les cheveux. Il déracinait les arbres qui l’empêchaient de courir vers moi. Il brisait les rochers derrière lesquels je me dissimulais. Sans arrêt, il croyait me voir, sans arrêt, je lui échappais grâce aux bottes de 7 lieues. Puis, tandis qu’il ne tenait plus sur ses jambes, épuisé et ivre de douleur, je me plaçai juste en face de lui. Il réunit ses dernières forces pour me poursuivre lourdement. Il hurla de bonheur quand il pensa m’attraper. Je roulais sur le côté alors qu’il tombait dans l’énorme gouffre que j’avais creusé dans la terre.

Durant deux ou trois jours, je fêtais sa capture avec mes amis humains pendant qu’il se démenait, griffait les parois du piège, tentait de bondir à l’extérieur. « Peik, Peik, tu ne vas pas laisser un des tiens mourir de faim ? » Je ne répondis même pas. Le lendemain, il me supplia d’approcher : « Mon ami, mon doux, mon frère qu’attends-tu de moi ? Je te donnerai tout ce que tu désires, tous les trésors, les joyaux que nous avons volés aux humains. » De nouveau, je ne prononçai pas un mot. Quelques jours plus tard, il m’appela d’une voix devenue presque inaudible : « Peik, je ferai ce que tu veux. » Cette fois, il me semblait à point. Je répondis enfin : « En premier lieu, tu vas limer tes canines tranchantes et te couper les griffes. » Ce que le roi des ogres fit sur-le-champ : « en second lieu, tu vas me donner la seconde moitié de tes terres. » Le monarque m’accorda ce que je lui demandais. Aussitôt, je lançais à mon prisonnier de quoi se nourrir ; une énorme tourte aux légumes, un gâteau aux prunes et un pain de châtaignes. Il avala tout cela en gémissant de plaisir. « Mais c’est excellent ! ». Je lui apportai un tonneau de bière : « Tu resteras quelques jours encore ici. Le temps qu’on sache que je suis le nouveau roi. »

Grâce aux bottes de 7 lieues et à la gloire que mes ruses m’avaient donnée, les ogres me reconnurent comme leur souverain. Ma première mesure consista à leur demander de mettre un terme à la chasse des humains, femmes, hommes ou enfants. La seconde à prier les anciennes victimes de mon peuple de lui apprendre à cultiver fruits et légumes, à allumer le feu et à cuisiner. Un tel bonheur pour mon peuple qu’il accepta volontiers de modifier ses habitudes.

 Voilà pourquoi les humains vivent aujourd’hui en paix avec les ogres. Sinon, pourquoi ces géants si puissants et si forts ne régneraient-ils sur la terre ? Pourquoi n’écumeraient-ils pas les villes et les campagnes à la recherche de chair fraîche à dévorer ?

 Un petit ogre qui aime les champignons a réussi à changer tout cela. Et depuis, les hommes ont oublié les temps horribles où ils ne pouvaient sortir de chez eux sans risquer d’être traqués, attrapés, dépecés et digérés. Depuis, mon peuple a bâti ses villages dans les grottes et les précipices les plus profonds et y cultive des légumes, des plantes, des fruits dont les hommes ont perdu mémoire. Il y vit, chante, danse en toute tranquillité.