La fabrique des talents

février 21, 2024 0 Par Olivier Cohen

D’où vient le malaise qui nous étreint au sortir de nombreux spectacles, films, expositions, concerts ? Pas de la déception d’assister à des spectacles, de voir ou d’entendre des œuvres médiocres, étiques, complaisantes… du moins, pas seulement… non, il naît de l’impression d’assister à un arrangement douteux. Une sorte d’accord entre personnes autorisées, entre une nouvelle frange de décideurs, à ajouter aux politiques, administrateurs, financiers : « voilà ce que vous devez aimer, voilà ce que vous devez payer. Et si vous ne l’acceptez pas, vous êtes des béotiens. » Une étonnante mascarade qui pourrait expliquer la désertification de nombreuses salles, galeries.

Alors que d’un côté, dans le registre commercial non subventionné, on attire le chaland avec des « contenus » accrocheurs, on le flatte dans le sens du poil: pièces de boulevard, chansons faciles, films aux structures attendues et au discours lénifiant, de l’autre on assène des « œuvres » que nous devons apprécier, toutes en exigence et en radicalité. Pièces où on ne bouge pas, compositions stéréotypées, bruitiques, sérialistes, spectrales, en notes tenues, concepts plastiques radicaux, délirants, transgressifs. D’un côté comme de l’autre, les mêmes stéréotypes, les mêmes erreurs nous sont servis depuis une cinquantaine d’années. Des navets et des créations prétentieuses, tous deux aussi vains, qui ne plaisent ou ne satisfont pas la plupart des spectateurs ou des auditeurs. L’art pompier, l’art officiel d’aujourd’hui. Combien de fois entend-on : « mon public apprécie cela ou a besoin de cela » ?.. d’où, d’un côté, les myriades de répétitions, de visions successives de quelques œuvres au détriment de territoires entiers jamais explorés. Alors que symptomatiquement, ils mouraient littéralement de faim, Mozart, Vivaldi, sont sans cesse ressassés mais pas leurs pairs les Caladara, Porpora, Jomelli ? Johan Christian Bach, Scarlatti. Zelenka ne mériteraient-ils pas de relayer la 117ème Flûte enchantée ou les cent-millièmes saisons ? Dancourt, Dufresny, Regnard, Quinault, ne pourraient-ils être de temps en temps entendus en même temps que Molière ou Racine ? Paresse ou incapacité à générer une politique culturelle ? Et de l’autre, on assiste à des concerts sans musique, des pièces sans théâtre, des œuvres sans contenu, technique..

Comment en est-on arrivé là ?
Plusieurs raisons s’imbriquent : l’apparition des grandes institutions, du ministère de la culture, créé sous Pétain d’ailleurs, a généré une problématique retorse. Quelle œuvre choisir, privilégier ? Sur quels critères ? Va-t-on passer à côté d’œuvre novatrice ? Comment évaluer ce qui sera beau, émouvant, passionnant ? Faute de savoir ou de pouvoir juger, estimer la qualité d’une œuvre, d’un travail, on utilise une sorte de subterfuge : s’appuyer sur un discours plutôt que sur la mesure d’une qualité, d’une profondeur. Le propos, l’intention, le contexte est éminement plus facile à comprendre que la technique, l’expérience.
Et bien sûr, une tutelle en art ne peut se montrer qu’aventureuse, progressiste, humaniste. Les œuvres privilégiées doivent donc presque partout s’affirmer disruptives, novatrices, engagées.
Face à cela se dessine naturellement une réaction, plus traditionnaliste, plus conservatrice, qui montre aussi ses excès ; les propositions doivent rassurer, divertir, consoler.

A cette réalité « administrative » s’ajoute une autre préoccupation, politique, celle-là : faire table rase de la tradition d’avant-guerre, cette fascination puérile pour l’histoire, le génie d’un peuple, ses racines. Une part de certaines radicalités de la musique ou de l’art plastique contemporains tiennent à cette volonté de refuser un héritage nauséabond : la période sombre que l’Europe vient de traverser. On désire échapper à des traditions, des racines devenues suspectes. Ne fonctionne, n’intéresse alors que ce qui rompt avec l’harmonie, la mélodie, en musique, avec la figuration, la représentation dans les arts plastiques, avec le grand spectacle en théâtre. Sont alors privilégiés, subventionnés dans les espaces de création, certains diront perfusés par l’argent public, la musique nécessairement non mélodique ou rythmique, l’art conceptuel, abstrait, le théâtre performatif, l’agit-prop, le nouveau-roman, la nouvelle vague etc.

Nos institutions n’ont que peu évolué, ce qui serait d’ailleurs difficile. les mêmes stéréotypes, les mêmes erreurs nous sont servis depuis une cinquantaine d’années. On valorise donc des discours un peu infantiles et caricaturaux où l’on trouve trop souvent des termes tels que s’emparer, bousculer, transgresser, audace. Sauf qu’il s’agit d’un acte sans fondement. Pourquoi nécessairement bouleverser – comme d’ailleurs en politique toujours « réformer » alors que certaines mesures du conseil national de résistance avaient d’évidentes vertus éaglitaires? Vers quoi ? N’est-il pas important de se placer dans une tradition ? Peut on bousculer Shakespeare ou Mozart ? Ne peut-on découvrir la force des peintres romantiques, totalement occultés, sans être taxé de ringardise ? Attention, il ne s’agit ni de refuser la radicalité, la transgression, l’ironie, mais de ne pas les imaginer comme un a priori. Il faut de toute façon beaucoup de talent et de culture pour bousculer des traditions.
On a d’ailleurs choisi depuis quelques année de valoriser la fulgurance, le performatif ; les gestes, les propositions échevelées (avec d’ailleurs en France un corollaire assez détestable : la valorisation du vite monté, déchiffré, improvisé) au lieu d’un travail de fond effectué sur la durée. Tout le monde ne peut être Rimbaud, il existe aussi Mallarmé ou Flaubert.

Mais là où cette politique devient problématique et génère un véritable fléau, c’est dans sa propension à influer sur la création, par des commandes, des appels à projet, des définitions de thématiques et de lignes directrices. On peut trouver aujourd’hui un grand nombre de théâtres ou de salles de concert qui se définissent avant tout par un concept, un « mot d’ordre » (quel terme sinistre!), une préoccupation générale, dans l’air du temps et politiquement compatible… Les tutelles, les lieux de « création » choisissent alors « leurs artistes » et promeuvent leur production dans la mesure où ils répondent à leurs incitations dont la teneur devrait se montrer la plus libre et vaste possible. Sauf que la plupart du temps ces incitations recoupent les faux débats que nos gouvernements successifs s’attachent à nous imposer. Ainsi, même s’il a pu rester silencieux durant une longue période de crise sociale, commençant avec les soignants, les professeurs, jusqu’aux gilets jaunes, aux paysans, ou aux réfractaires à la politique sanitaire, sociale, migratoire française… l’artiste, par définition concerné, engagé, du moins selon les poncifs institutionnels va couvrir les préoccupations de notre temps. Telles la question de genre, celle de la diversité, ou celle de l’invention d’un demain renouvelé. Des questions que l’on peut considérer comme majeures mais qui d’abord forment concensus auprès des spectateurs, convaincus d’avance mais qui ne doivent pas faire oublier toutes les autres : la remise en question du capitalisme et de son corollaire nécessaire, la servitude, la question de la décroissance, l’absence d’empathie, de respect du vivant, les problématiques de gouvernance aux mains d’une caste (partis, Ena etc) oubliant le citoyen. La liste est longue. Rares sont les projets artistiques qui agissent sur le réel… et la plupart du temps, ils connaissent de réelles difficultés à éclore.

Le plus amusant alors est que lartiste se voit assigner le rôle d’éveilleur des consciences. Mais comment ? Pourquoi ? Un artiste maîtrise un moyen, le comprend, n’a pas une vision de la société. Un travers très présent dans le théâtre ou le cinéma par exemple, qui oublie que les artistes ne sont ni philosophes, ni historiens, ni politologues, même s’ils travaillent parfois avec ces derniers. D’ailleurs lui imposer une compréhension du monde est souvent ridicule. Finalement en effectuant cet amalgame éveilleur de conscience et artiste, on risque privilégier des œuvres engagées et de leur donner une qualité qu’elles n’ont pas. On continue à valoriser le fond, le contexte, le lieu de l’oeuvre sur sa forme, son contenu esthétique mais l’œuvre ne peut se réduire à un discours, elle peut s’atteler à un détail a priori insignifiant pour éclairer notre existence entière, elle peut se borner à décrire l’homme, ses appétences, ses excès, ses ridicules…

Une des conséquences, ou peut-être un des explications partielles de ce qu’il faut bien appeler mystification semble évidemment économique : si les références, au métier, à la tradition, au travail, sont rejetés, on peut alors mettre en place une dynamique parallèle, et « libre » dans le strict sens capitaliste. Le fait de pouvoir « créer » une œuvre grâce à son discours, à son concept fondateur en permet la simplification et la multiplication. Le nombre des Velázquez reste fini, celui des Damien Hirst quasi-infini puisque ses oeuvres assez rapides à créer sont reproductibles. On peut décider de ce qui est art, l’intérêt serait donc d’en générer autant qu’on le désire. Un moment de glissement s’est d’ailleurs opéré lorsqu’on a vendu un Velázquez 8,4 millions de livres à et un Hirst à 9,65 millions. On constate que l’important est la cote des artistes, puisque ce sont eux qui font l’œuvre. On créé ainsi un marché des plus intéressants, et des plus rentables. Appuyée sur des achats d’état, cette la cote de l’oeuvre permet une estimation souvent bien supérieure à la valeur de vente et qui permet de juteuses optimisations fiscales.

L’autre intérêt de cet état de fait est d’ordre social. Il existe aujourd’hui une bourgeoisie d’art comme il y eut une bourgeoisie d’affaire. Auparavant, nous avions le rouge et le noir, le rouge de l’armée puis le noir de la robe ecclesiastique, aujourd’hui, nous avons dans chaque famille aisée après les dirigeants économiques, ou politique, l’artiste, la comédienne, le photographe ou la plasticienne. Dans un monde où le lieu, l’institution définissent les parcours, appartenir à la bonne société facilite l’accession aux moyens et à la réussite.
On peut ainsi s’interroger sur l’omniprésence des fils et filles de…, d’assistants, protégés. Bien sûr, on expliquera qu’il est difficile de sélectionner, de tout découvrir (ce qui pourtant devrait rester le but de chaque institution) et que cette présélection par le sang est une voie logique. L’accepter revient pourtant à tolérer l’inique, l’arbitraire. On en arrive d’ailleurs à une restriction du monde pour une partie des citoyens.
Paresse, incapacité ou impossibilité à observer le vaste espace de la création ? A quelques exceptions, on découvre, ou on choisit de nouveaux artistes au sein d’une communauté réduite, celles de quelques écoles nationales, peut-être pour rentabiliser un investissement de plusieurs années. aujourd’hui, la majorité des metteurs en scène en vogue sortent du conservatoire, or celui-ci ne forme a priori que des comédiens.
De même, une autre réduction  paralyse notre microcosme artistique: puiisque les tutelles encouragent au dépôt de projets réguliers, il en apparaît bien sûr trop. En raison de l’incitation permanente à faire, nouveaux projets, émergence, créations (les musiciens doivent sans cesse proposer de nouvelles œuvres -la plupart des aides concernent la création, et non les reprises, ce qui est en soit un problème), comment les directeurs, les institutionnels ne seraient-ils pas dépassés ? On ne peut tout voir, tout lire et la plupart éprouvent certaines difficultés à la faire, même s’ils se donnent des airs inabordables, sérieux, investis. Il leur faut donc choisir ceux qu’ils fréquentent, ceux qu’on leur recommande. On doit donc connaître, être rassurés ce qui est normal donc on revient à son microcosme, un népotisme involontaire, de circonstance. Les auditions de projets n’existent quasiment plus par exemple.

Et ce désir de maîtriser le monde de l’art tout en prétendant le libérer, un nouvel avatar d’un syndrome de Pygmalion pervers, arrive à un certain nombre de discrimination, par exemple un jeunisme affirmé. Notre société a subi le mépris des sans dents, des gens de rien, aujourd’hui, on a l’impression de voir les cheveux blancs poussés vers la sortie. Sauf que ceux-ci n’ont jamais bénéficié de moyens. Il y a une trentaine d’années, les tutelles ne pouvaient pousser vers la sortie les acteurs de la décentralisation, elle a donc demandé aux artistes des années 80, 90 et même 2000 de patienter. Alors qu’un renouvellement est possible, ces mêmes tutelles clament « place aux jeunes », privilégiant l’émergence, les premières pierres, les premiers pas, etc.. Sachant d’ailleurs que ces artistes restent interchangeables et plus aisément contrôlables. Fleurit alors un vocabulaire militaire, guerrier, et d’ailleurs déplacé : «la relève », « l’avant-garde » etc. Abuser de termes tels que « dynamiter ou bousculer les traditions », au-delà du fait que ces expressions n’ont aucun sens, elles valorisent des a priori, tels que la transgression, la disruption, la violence. Des excès, des postures se mettent en place. On abandonne alors l’idée de transmission, de compagnonage, d’atelier, pourtant constitutifs du métier de l’artiste… une nécessité aujourd’hui (volontairement) oubliée.

A quand une juste répartition sur toutes les tranches d’âge, les classes sociales, les origines, les sexes ? Le monde culturel devrait refléter le monde réel, c’est pratiquement une lapalissade : on devrait trouver autant de jeunes ou de séniors qu’il y en a dans la population, autant de personnes issus des quartiers ou de l’immigration, autant de femmes que d’hommes… on devrait aussi autant trouver de pseudo-révolutionnaires que de disciples de maîitres anciens, autant d’abstrait que de figuratif… s’amuser à rompre ces équilibres est à la fois stupide, nuisible et contreproductif… mais ne le désire-t-on pas ?