L’enfant qui ne parlais pas

  

Jamais Elissa n’avait prononcé le moindre mot. Tout juste de temps en temps lançait-elle quelques sons : grognements, sifflets, soupirs, rires.

Les médecins l’avaient auscultée de la tête aux pieds : ils avaient pris sa température et sa tension ; ils avaient pratiqué des examens de sang, des mesures de vitamines, de sels minéraux, effectué des bilans hématologiques, bactériologiques, magnésiques, hépatiques, lipidiques, phosphocalciques… ils avaient inspecté sa langue, sa gorge, ses oreilles, ses yeux, son nez… des psychologues l’avaient mise en observation durant plusieurs semaines, des spécialistes du comportement humain, des mécanismes du langage en avaient fait leur objet d’étude. Personne n’avait trouvé la moindre raison à son silence !

         Étonné par tant d’acharnement, le gardien de l’hôpital où elle allait trop régulièrement avait osé émettre une hypothèse : « Peut-être Elissa n’a-t-elle simplement rien à dire ? Peut-être se demande-t-elle pourquoi le monde entier passe son temps à discutailler, marchander, bavasser sans que cela ne change rien à rien ? »

         Les médecins, les internes, les infirmiers avaient considéré le gardien avec mépris. « Cher Monsieur, si vous tenez à votre poste, restez donc à votre place et n’affirmez pas n’importe quoi ! Si cette jeune fille désire exprimer quoi que ce soit qu’elle le verbalise clairement. Dans un univers aussi ordonné, fonctionnel et logique que le nôtre, personne ne peut se taire sur un simple coup de tête. Voyez combien de personnes ne demandent qu’à l’écouter. »

         Sauf que, justement, le silence d’Elissa datait du jour où elle avait regardé pour la première fois les actualités télévisées que ses parents laissaient allumées toute la journée. Des émissions, des reportages, des débats analysaient, disséquaient chaque problème, mais ne les réglaient jamais. La vie des gens ne changeait jamais. Le voisin du premier étage lui souriait de plus en plus tristement chaque matin. Il dépérissait, maigrissait à vue d’œil depuis qu’il n’arrivait pas à sortir du chômage, comme on murmurait dans l’immeuble… La vieille Yvonne, que tous surnommaient la sorcière, habitait, au coin de la rue, une cabane sans vitres et sans toit… Elissa détestait qu’on chuchote à son passage : « la pauvre, elle a perdu la tête, elle vit dans un tel désordre, elle ramasse des tas d’objets sur les trottoirs qu’elle empile chez elle sans rime ni raison… »

         Elle n’avait aucune idée de ce que signifiait « sans rime ni raison », mais elle n’appréciait pas beaucoup cette expression. Elle désirait juste que quelqu’un apporte à manger à la vieille Yvonne, lui prodigue quelques soins, au moins lui consacre un peu de temps.

         Elissa ne comprenait pas très bien non plus les activités de son père. Depuis 20 ans, il dirigeait la principale section politique d’opposition de leur petite ville. La main sur le cœur, il annonçait que son groupe restreint, mais déterminé allait chambouler les habitudes, réformer leur quotidien. Elissa se cachait pour écouter les réunions qu’il organisait dans leur cuisine autour d’un plat de pâtes aux brocolis. Elles se déroulaient toujours de la même façon : l’assemblée débattait de manière civile et polie pendant une heure ou deux, puis soudain, tous se mettaient à hurler, à s’insulter, prêts à se battre pour une formule au bas d’un discours, une résolution qu’ils oubliaient 5 minutes après. La plupart du temps, la mère d’Elissa était obligée de couper l’électricité pour mettre fin aux disputes, aux chamailleries et envoyer tout le monde dormir.

         Ce que la petite fille trouvait étrange, c’est que, malgré tout ce vacarme, jamais son père et ses amis n’avaient accompli la moindre action dans le quartier, ni amélioré en quoi que ce soit le quotidien des habitants… Ils exprimaient leur profond désaccord avec les choix et les décisions des « autres », voilà tout.

         Néanmoins, pour son père, rien ne semblait plus important que ces réunions hebdomadaires. Il voulait même ajouter une seconde soirée de débats… mais quand ? Malgré des heures et des heures de discussion, la question n’était pas encore tout à fait réglée.

         Au début, le silence d’Elissa fut imputé à une simple difficulté d’apprentissage. On constata que la petite fille comprenait ce qu’on lui expliquait, hochait la tête quand on l’interrogeait, qu’elle dessinait, écrivait correctement quand on le lui demandait… Elle n’articulait pas un mot, voilà tout !

         Cela commençait à devenir exaspérant. Les médecins qui s’étaient d’abord montrés doux et prévenants élevaient la voix après une heure de consultation : ils tempêtaient, menaçaient la pauvre enfant d’une fessée mémorable si elle n’ouvrait la bouche. En vain.

         Il fut décidé de faire passer à Elissa une nouvelle série d’examens cliniques plus poussés dans le grand hôpital de la région. Rien que le terme « clinique » faisait peur à la petite fille. On l’amena, ou plutôt on la traina dans une immense bâtisse où le soleil n’entrait jamais. Un scientifique à la taille de géant l’accueillit sans un mot dans un laboratoire glacial et l’attacha sur un siège entouré de plusieurs dizaines d’énormes appareils vibrant et clignotant.

         Après l’avoir entièrement couverte d’électrodes et de fils de toutes les couleurs, il lui demanda de respirer, souffler, siffler, de pousser des cris, des soupirs, des gémissements. Il la pinça, la secoua, lui brailla dans les oreilles pour la faire réagir. Il lui donna de petits coups de marteau… il lui mordit le doigt.

         À la fin de la journée, alors qu’Elissa n’en pouvait plus et pleurait même un peu, le scientifique s’arrêta enfin. Il toussa deux ou trois fois et relut ses notes. Il commença un interminable exposé empli d’un tas de mots que la jeune fille n’avait jamais entendus : « Rien ne s’oppose à ce que votre enfant s’exprime correctement. Ni les muscles, ni la langue ne rencontrent d’obstacle à leur mouvement coutumier. Le cerveau joue convenablement son rôle, du moins pour quelqu’un de cet âge. Ses connexions neuronales semblent parfaitement… fonctionnelles… »

         Le scientifique disserta deux bonnes heures sur le système intello-phoniatrique d’Elissa. La pauvre en avait mal à la tête. Pendant ce temps, sa mère se tordait les mains : « On nous a assuré qu’elle n’est ni ausiste, pardon autiste, ni bipilaire, bilopo, bipolaire. Peut-être qu’elle serait tout simplement… Vous comprenez ? Un peu… comment dire ? Un peu retardée ? »

         Le scientifique respira longuement avant de répondre : « Vous ne m’avez pas bien écouté. Elle a toujours effectué ce que je lui demandais sans difficulté particulière, je ne la crois pas ni plus… ni moins… qu’un autre enfant… »

         Elissa ne souffrait d’aucune maladie, d’aucune malformation. Elle refusait de discuter… Après avoir émis deux ou trois remarques informelles, comme il aimait à le répéter, le scientifique tourna les talons et laissa Elissa et sa mère dans le grand couloir du laboratoire.

         La pauvre femme ne comprenait pas ce qu’elle avait fait au ciel pour mériter pareil sort… À vrai dire, si elle s’écoutait, elle mettrait une paire de gifles à sa fille, peut-être qu’elle prononcerait enfin un mot ou deux. On allait voir ce qu’on allait voir ! Ou plutôt on allait entendre ce qu’on allait entendre !

         La mère d’Elissa leva la main, puis la rabaissa : elle ne pouvait pas frapper sa gamine dans un tel endroit. On allait intervenir, l’arrêter, lui retirer la garde de son enfant… quoique ce serait une bonne manière de se tirer d’une situation aussi pénible. Ce serait une bonne manière de se débarrasser de ce problème !

         Elle se tourna vers sa fille… et vit combien elle semblait minuscule et fragile dans le petit chemisier blanc de l’hôpital. Pourtant, malgré la fatigue de la journée, Elissa lui sourit faiblement. « C’est à moi que je devrais donner une série de gifles !… Ou même de grands coups de pieds dans le derrière ! Je devrais avoir honte de pensées aussi horribles. » Elle prit la main de son enfant dans la sienne et la couvrit de baisers.

         Puisque les médecins la considéraient normale et en bonne santé, Elissa ne pouvait intégrer un centre spécialisé. Ses parents décidèrent donc de l’inscrire à l’école du quartier. Malheureusement, se rendre en classe constituait une épreuve pour la petite fille : tant qu’elle devait écrire, tout allait bien, mais dès qu’on lui demandait de s’exprimer oralement, les mauvaises notes, les punitions pleuvaient… Comment tolérer quelqu’un qui ne veut pas répondre aux professeurs ?

         Et pendant les récréations, les autres enfants ne supportaient pas cette fille qui refusait de discuter avec eux. Dès le matin, ils venaient lui demander pourquoi elle les ignorait, la bousculant à chaque question. Comme Elissa se contentait de les observer en souriant, ils s’énervaient, la poussaient, dispersaient ses affaires dans toute la cour. Un jour, deux garçons l’attrapèrent par les cheveux et la trainèrent sur le sol.

         On devait sans arrêt changer Elissa d’établissement, chercher des instituteurs, des directeurs compréhensifs… puis attendre le moment où ses camarades commenceraient leurs brimades. On aurait pu l’inscrire à des cours par correspondance, mais sa mère pensait que cela ne l’aiderait pas à vivre en société, à se comporter comme les autres.

         « Écoute tes cousins, tes oncles, tes tantes, tes voisins, leurs bavardages, leurs mensonges, leurs âneries ? Pourquoi tu ne fais pas comme eux ? Pourquoi tu ne dis pas les mêmes bêtises que les filles de ton âge ? Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour t’entendre me réclamer de l’argent de poche, me demander de nouvelles robes, me lancer que je suis une vieille bique qui ne comprend rien à rien. »

         Chaque jour ou presque, la mère d’Elissa tentait de faire parler son enfant… qui lui caressait alors doucement le bras. Et la mère oubliait tout. Elle oubliait même les regards fatigués et de plus en plus exaspérés que lui jetait son mari.

         « Elle chercherait à me nuire, elle ne s’y prendrait pas autrement. Moi qui me bats pour que tout le monde ait le droit à la parole dans notre ville, moi qui organise des colloques, des meetings, des rencontres, me voilà bien loti avec une gamine qui refuse d’ouvrir la bouche. Vous l’ignorez sans doute, ou alors cela ne vous dérange pas… mais on se fiche de moi dans le quartier. »

         Ces mots à peine prononcés, le père d’Elissa ordonna à sa femme de s’asseoir : « On ne pourrait… je ne sais pas… lui trouver un endroit… » 

         « Et l’abandonner dans la forêt comme le petit poucet ? » 

         « Ou la placer dans… une pension, un monastère, l’envoyer chez sa grand-mère où elle pourra se taire à loisir. Si cela continue, à elle seule, ta fille me fera perdre les élections. »

        

         Après avoir cassé toute la vaisselle, jeté tous les fruits et les légumes de la cuisine sur son mari, la jeune femme le pria de ne plus jamais aborder ce sujet. Sinon, ce serait sa machine à écrire, ses tracts, ses pancartes qu’elle lui lancerait au visage. De toute façon, il ne les gagnerait jamais ces maudites élections ! Vingt ans qu’il essayait ! 

         Sa fille avait raison. On parlait beaucoup trop dans cette famille, dans cette ville, dans ce pays… et qu’est-ce que tous ces bavardages amélioraient ? Rien. Au moins, Elissa ne perdait pas son énergie en palabres inutiles. Elle décida de ne plus s’inquiéter et chercha un établissement où l’on acceptait les élèves un peu « particuliers », comme on le lui recommandait dans le quartier.

         Pendant un moment, la vie reprit son cours. Dans la nouvelle école, personne ne se moquait d’Elissa ou pas aussi méchamment qu’auparavant. Elle travaillait sérieusement. Et surtout elle semblait sympathiser avec certains de ses camarades. Elle jouait au ballon, elle allait au gymnase, à la piscine avec les autres. Elle faisait même partie de la chorale au sein de laquelle… si elle ne chantait pas, elle adorait siffler et claquer des doigts en rythme.

         Le calme était revenu dans la famille Elissa lorsque, un midi, la sonnerie du téléphone retentit : « Votre ffiffif… fille a di… disparue. » Bafouilla le directeur de l’école. La police la cherchait dans toute la ville. Les professeurs, les élèves les plus âgés effectuaient des rondes. Impossible de la retrouver ! On alla fouiller les magasins, les parcs, les cinémas proches de l’établissement… Aucune trace d’Elissa ! À la tombée de la nuit, sa mère avait décidé d’alerter la télévision quand la petite fille rentra tranquillement. On lui demanda où elle avait passé la journée. À son habitude, elle se contenta de sourire sans rien dire et partit se coucher.

         Toutes les deux ou trois semaines, Elissa disparaissait et revenait le soir même, sans se presser. On avait beau la raisonner, lui expliquer que tout le monde s’inquiétait, elle continuait ses sorties. L’école tentait de la surveiller, mais elle parvenait toujours à profiter d’un moment d’inattention pour s’échapper.

         « Nous devons savoir où elle va et ce qu’elle fabrique de sa journée. » Martelait son père « Si elle commet des actes répréhensibles, si elle se met en danger, si elle détruit le bien public, si elle… » Sa femme l’interrompit : « je m’en occupe. ». Elle perdait moins de temps à jacasser et prenait les problèmes « à bras le corps » comme elle aimait à le répéter.

         Elle emprunta des habits à une amie, enfila une perruque puis se posta devant l’école de sa fille. Le premier jour, rien ne se passa ; le deuxième et le troisième, non plus. Elle allait abandonner quand, le quatrième jour, elle vit Elissa se faufiler à l’extérieur par un trou dans le grillage et s’éloigner tranquillement dans la rue.

         Après quelques minutes de marche, la petite fille ralentit l’allure. Elle se contentait d’examiner les promeneurs, les commerçants, les personnes sur les bancs… de les dévisager avec insistance. Sa mère commençait à penser que son mari avait raison : « notre enfant a juste perdu la raison.  Pourquoi observe-t-elle ainsi tous ces gens ?! »

         Tout à coup, elle vit Elissa se figer et s’approcher de deux hommes qui se disputaient. Le premier agrippait le second par le col et le secouait en tous sens. La petite fille avança vers lui jusqu’à le toucher. Il l’écarta doucement. Elissa revint. Il lui saisit le poignet et la repoussa avec détermination. Elissa revint encore. L’homme sembla ne plus savoir comment agir. Une poignée de secondes s’écoulèrent puis il haussa les épaules, observa son ami et, dans un large éclat de rire, le prit dans ses bras… La petite fille, elle, retourna vers l’école en sautillant.

         À chaque fois que la mère d’Elissa reprenait sa surveillance, elle constatait que ses sorties se déroulaient toujours de la même manière. Elle marchait au hasard avant de s’arrêter devant quelqu’un : un commerçant qui hurlait sur un employé, une dame bien mise qui levait la main sur son chien. Presque à chaque fois, l’homme, la femme, hésitaient, perdaient contenance, et, un peu honteux, changeaient de comportement… alors Elissa continuait son chemin. Sinon, elle commençait à pleurer pour attirer l’attention générale.

         « Qu’est-ce que ces manières ? Elle désire, à elle toute seule, transformer le monde. Néanmoins en dehors de la politique… » La mère d’Elissa interrompit son mari. « Tais-toi. Elle ne fait rien de mal, au contraire. Au moins, nous savons comment elle occupe ses journées. »

         Elissa grandit. Elle ne parlait toujours pas. Si elle avait appris l’histoire ou les mathématiques, le dessin ou la chimie, elle refusait de s’intéresser à un métier. Elle se bornait à marcher dans les rues et à regarder les gens. Cela rendait son père malade. Il en bégayait durant les conseils municipaux, alors qu’il venait enfin de gagner les élections, un peu par hasard ou plutôt parce que quelqu’un avait rappelé qu’enfant, son adversaire, avait dérobé un vélo.

         « Je n’ai pas besoin de cela, avec tous ces gens qui demandent l’impossible, qui veulent un toit, un parc, une école… On va l’envoyer suivre des études, loin, on va lui organiser un grand voyage… dans un endroit où il n’y a personne à… dévisager, elle cessera son manège. »

         Brusquement, il vit sa fille debout devant lui qui le fixait… il se sentit incapable de mettre sa menace à exécution. « Elissa trouvera une occupation où l’on n’a pas besoin de discuter : gardienne de musée, bergère, potier…  Elle vivra tranquillement. » Il se rendit compte que son enfant l’observait toujours : « Mais qu’est-ce que tu veux, à la fin ? » Elissa lui saisit la main et l’amena à l’extérieur. Ils n’avancèrent pas d’un mètre que plusieurs personnes les entouraient : « Vous savez, sans un mot, elle m’a réconcilié avec ma famille qui refusait de me voir depuis des années. Cher monsieur, votre fille a arrêté un cambriolage juste en se mettant devant mes… agresseurs… Elle a forcé les pompiers à sauver mon petit chat. »

         Il se dit alors qu’il pensait trop à lui et pas assez aux autres, à ses administrés, qu’il allait s’occuper de tous les dossiers qui s’empilaient dans son bureau.

         Soudain, une dame lui sauta dans les bras : « Enfin, je vous rencontre. Grâce à votre enfant, la vie paraît meilleure. »

         Le père de Elissa cessa de s’inquiéter.