La tortue et le lièvre

 

            Voulez-vous entendre l’histoire du lièvre et de la tortue… ou plutôt de la tortue et du lièvre ? Oh, je devine ce que vous pensez : « Encore ! Mais tout le monde connaît cette fable de ce monsieur… vous savez… ce Jean de la Fontaine ! On l’a apprise à l’école, on l’a lue en bande dessinée, on l’a vue en film, en dessin animé ! Vous ne pouvez rien proposer de plus original ? »

            Bien, comment vous expliquer ? Moi, ce n’est pas cette histoire que je veux vous rapporter, du moins pas l’histoire de ce lièvre et de cette tortue-là… du moins pas exactement… même si tout vient de cette première… de cette course rendue célèbre par La Fontaine… Désolée, je dois vous conter tout cela dans l’ordre.

            Vous devez d’abord savoir que depuis cette cuisante défaite, les lièvres vivent une continuelle, cruelle humiliation : lorsqu’ils croisent d’autres animaux dans une garenne, un chemin, une venelle, ils subissent leurs railleries et leurs ricanements.

            « Regardez ce nigaud !

            Il se pensait le plus rapide des animaux

            Et qui le coiffe au poteau ?

            Qui lui passe devant le museau ?

            Un gros lézard avec une maison sur le dos ? »

            Bien sûr, année après année, siècle après siècle, les lièvres ont tout tenté pour prendre leur revanche et regagner leur honneur : « Allez ! Refaisons cette course ! » suppliaient-ils à longueur de temps.

            « Que nenni. » Rétorquaient les tortues d’antan.

            « Hors de question », répliquaient les tortues du siècle précédent.

            « Vous nous avez bien regardées ? » crient les tortues à présent.

            L’histoire aurait pu, aurait dû finir ainsi !

            Virgile en a décidé autrement ! Virgile ? Une belle tortue de la famille des Géochelons platynotas, communément nommées « tortues à dos plat ». Calme, majestueuse, elle n’avait qu’un petit défaut dont entendit bien vite parler Fandango, le lièvre. Gourmande et un peu paresseuse, elle adorait passer ses journées à bavarder et surtout à jouer aux cartes, aux dés, aux dames, au mah-jong, aux dominos, aux quilles. « Une aubaine ! » Pensa-t-il !

            Un matin, il alla trouver Virgile dans sa clairière favorite, au pied d’un chêne, entouré de ses meilleurs amis, une marmotte, un loir et un vieux hibou. Il discutait calmement — les tortues font tout calmement —, en sirotant quelques verres et en disputant une partie de croquet. Fandango s’approcha en souriant de la petite compagnie : « Je peux me joindre à vous ? » La marmotte et le loir acquiescèrent avec enthousiasme. Ils adoraient se mesurer à de nouveaux joueurs et les plumer… ou les tondre. « Une noix le point ! Une botte de carotte la partie ! »

            Virgile accepta à son tour poliment, mais il ne leva pas les yeux vers le nouveau venu. Il se méfiait : depuis toujours, les lièvres viennent défier les tortues — je l’ai expliqué, je crois. Celui-ci ferait comme tous les autres !

            Pourtant, Fandango ne se permit ni la moindre remarque ni la moindre question. Il se borna à gagner partie après partie. Sans doute en raison de son habilité et de la vivacité de ses mouvements. Certains pensent qu’il trichat.

            Lorsque ses adversaires eurent perdu une dizaine de jeux, le lièvre réclama le silence et exigea qu’on écoute la chanson qu’il avait composée en l’honneur de son hôte, la tortue.

            « Regardez cet animal, on dirait un caillou

            Un vieux bout de bois

            Dur, raide, posé sur de vieux clous.

            Il s’endort au bout de trois pas,

            Qui peut croire qu’il court aussi vite que moi ?

            Moi, je le dis, sa famille est composée de tricheurs

            De voleurs, de fraudeurs, de menteurs.

            Courons à nouveau, vous connaîtrez le meilleur. »

            Personne n’avait jamais osé insulter la famille de Virgile, surtout devant ses meilleurs amis ! La tortue bondit sur le lièvre et il fut difficile de séparer les deux adversaires qui se battaient… comme des humains.

           La nuit était tombée depuis longtemps quand Virgile rentra chez lui, penaud, boitant et couvert de sang du museau à la queue. En l’apercevant, son épouse se mit à hurler de terreur et courut chercher de la sève de bouleau pour réparer sa carapace.

            « Laisse. Elle n’est pas cassée. » Lui assura son mari.

            « Pourtant, on dirait que tu es passé sous un camion. »

            « Un lièvre m’a provoqué. »

            « Comme d’habitude. »

            « Sauf que celui a insulté ma famille. »

            « Pardi. Pour te mettre en boule ! Et il a réussi ? »

            La tortue resta silencieuse un moment avant d’avouer : « J’ai parié. »

            Sa femme souffla longuement : « Attends que je devine. Tu as accepté de courir avec lui ? Tu sais qu’il ne va pas te laisser la moindre chance. Tu pensais quoi ? Reproduire l’exploit de notre ancêtre ? Tu crois que les lièvres n’ont pas appris la leçon ? » Elle râla, pesta une bonne heure — les tortues prennent toujours leur temps, même quand elles se disputent, je l’ai dit, je crois… puis elle demanda : « Et combien as-tu parié ? »

            « dddd… » chuchota Virgile.

            « Je n’ai rien entendu ! »

            « Deux… »

            « Deux salades ? Nous avons évité le pire. » La femme de Virgile recommença à respirer.

            « Deux cents laitues. »

            « Deux cents laitues ? Malheureux ! Tout notre bien et au-delà ! » Grogna-t-elle « Qu’allons-nous manger ? Nos cinquante petites tortues vont mourir de faim ! »

            Depuis l’humiliation du lièvre, la salade avait remplacé la carotte comme monnaie et 200 laitues représentaient 900 carottes, 1200 navets ou 5000 trognons de pomme. Une véritable fortune ! Les provisions de plusieurs familles durant un ou deux ans.

            « Mais qu’ai-je fait pour mériter un pareil mari ?! » la tortue pleura, couina, chouina, couina, pleura une heure entière — les tortues prennent leur temps, même pour pleurer, je ne sais si je l’ai dit. Et elle partit, avec ses cinquante enfants chez sa mère, laissant son époux seul avec ses remords.

            Pendant plusieurs jours, Virgile ne sortit pas de sa carapace, anéanti par l’absence de sa femme et de ses petits. Puis, doucement — je crois que j’ai signalé combien les tortues… oui — il s’éveilla, s’ébroua ! Son ancêtre avait tout de même vaincu le lièvre ! Hors de question de pleurnicher et de rester recroquevillé jusqu’à la course… Il décida de s’entraîner jour et nuit. Soufflant, transpirant, il se mit à enchaîner pompes, squats, isométrie. Il voulait améliorer sa résistance, sa rapidité, sa technique.

            Au bout d’un mois, il trottait deux fois plus vite qu’auparavant. Ses amis proposèrent de mesurer ses performances : 2 kilomètres-heure ! Un exploit pour une tortue… mais le loir avait déjà accompli 26 tours de piste le temps que Virgile ne finisse le sien… La partie allait se montrer difficile, bien difficile ! Surtout que le vieux hibou, de retour d’une petite balade dans les airs, rapporta qu’il avait vu le lièvre se préparer à la rencontre. « Il court si vite que j’ai à peine distingué une fumée grise ! »

            Virgile abandonna l’entraînement. Il préféra rendre visite à un vieux bouc qui avait traîné sa barbiche sur les sentiers les plus abrupts, les plus dangereux de la région. On disait que, contre quelques salades, il prodiguait d’excellents conseils… ou donnait un bon coup de corne à qui vous voulez.

            Virgile hésita longuement — les tortues agissent toujours… Au dernier moment cependant, il repensa à la bravoure de son aïeul ! Bien sûr, il perdrait, mais avec honneur. Et puis en observant le bouc avec attention, il se rendit compte que le pauvre animal n’y voyait plus très bien. Il ne parviendrait jamais à atteindre le lièvre.

            La course approchant, Virgile alla s’excuser de sa stupidité auprès de son épouse et lui annonça que plutôt que dilapider tout leur bien, il se jetterait du haut de la falaise. Il n’imaginait d’autre manière d’éviter la ruine.

            Il finit à peine de parler que sa femme vint heurter sa carapace contre la sienne : « Puisque, comme tous les mâles de la création, tu ne sais pas te débrouiller seul. Je vais t’aider. Mais écoute-moi bien. Demain, lorsque le départ sera donné, ferme les yeux et roule sur le côté en criant “vois !” »

            « Rouler sur le côté en criant “vois”, juste “vois” ? Les yeux fermés. Tu crois vraiment ? »         

            Le regard que sa femme lui lança fit reculer Virgile. Il accepta ce qu’elle proposait, même s’il n’y comprenait rien. Comme souvent.

            « Maintenant, va te reposer ! 

            Et tâche de ne pas oublier.

            Mets-toi en boule,

            Et dans les pierres, roule. »

            Malgré les paroles rassurantes de son épouse, le pauvre Virgile ne parvint pas à s’endormir. Dès qu’il fermait les paupières, il voyait le lièvre qui galopait devant lui en ricanant. Et c’est la mort dans l’âme que le lendemain, il partit vers la clairière où la course devait se dérouler. Il marchait encore plus lentement que d’habitude — parce que les tortues agissent toujours… mais vous le savez.

            « Mes pauvres enfants, qu’ai-je fait ?

            Chez les tortues, à jamais

            Notre nom sera détesté,

            Et plus que le lièvre, de la forêt 

            Nous deviendrons la risée ! »

           

            Même si deux superbes poules d’eau dansaient et chantaient au bord de la piste avec enthousiasme, les spectateurs piaffaient d’impatience. Ils voulaient assister à la revanche de Fandango, le lièvre sur la tortue : il passait pour le plus rapide animal de la région et en voyant arriver Virgile, on ne pouvait douter de sa victoire. Le pauvre se traînait comme un fantôme.

            Afin que les deux adversaires puissent se mesurer le plus sereinement possible et que le public ne perde rien de la rencontre, une harde de sangliers avaient écarté les pierres du sentier et piétiné la terre : « Nous ne vivons plus au temps de La Fontaine où l’on trottait parmi les roches, les ronces et les fougères. Ce duel aura lieu sur une vraie piste. »

            Les deux concurrents approchèrent de la ligne de départ.

            Un renard devait lancer la course en poussant son glapissement. Il levait déjà le museau vers le ciel quand un étrange bruit l’arrêta.

            « Des chasseurs ? ». Demanda-t-il en se préparant à fuir.

            « Non, rien à l’horizon ! » piaillèrent deux tourterelles, chargées de surveiller les alentours.

            « Alors d’où vient ce bruit ? » marmonna le renard.

            Fandango se mit à glousser : « Virgile claque des dents ! La peur d’être humilié. »

            « Tais-toi donc et débutons cette course ! Qu’on en finisse. » S’écria la tortue, à présent résolue à sa défaite. Le renard exigea le silence. Tous les oiseaux, tous les rongeurs postés de chaque côté de la piste, s’immobilisèrent.

            « Attention. Un, deux, euh trois, cinq, quatre. Prêt. Allez. »

            On entendit alors : « voois… » « Ci ».

            Fandango qui avait filé jusqu’à la ligne d’arrivée, levait les pattes en signe de victoire. Mais devant lui patientait Virgile, un sourire au bec. Le lièvre n’en croyait pas ses yeux, les spectateurs non plus… La tortue venait de remporter la course.

            « Une revanche ? » proposa Virgile. En quelques sauts, le lièvre revint sur la ligne de départ. La tortue l’y attendait déjà, à peine crottée. « Alors, mon ami, on recommence ? »

            « À ta convenance » répondit Fandango.

            « Partez ! » glapit le renard.

            « vooooooooooois » « là ! »

            Et de nouveau, le lièvre trouva devant lui la tortue, calme et détendue… Reprenant son souffle avec difficulté, il lança à la cantonade : « Je n’y comprends rien. Comment fait-elle ? Recommençons. Je double la mise. » Il revint sur la ligne de départ pour s’élancer et galoper de toute la vitesse de ses pattes,. Lorsqu’il se releva, certain de sa victoire… Virgile l’attendait ! Deux fois, trois fois, dix fois, vingt fois, le lièvre fila ventre à terre vers la ligne d’arrivée, à chaque fois, il y trouvait toujours la tortue !

            À la trente-sixième course, Fandango, épuisé, tomba à terre en geignant : « Tu as gagné. Je me déclare bel et bien vaincu. » Virgile ne l’écoutait pas, allant et venant sur la piste, sous les applaudissements de la foule. Le lièvre attendit à peine d’avoir retrouvé des forces pour s’éclipser, humilié. Cette fois, il jura que jamais plus, il ne se moquerait de qui que ce soit, même du plus petit, du plus faible, du plus lent des animaux. Personne ne le revit sinon dans des garennes isolées ou alors le matin à l’aube dans les sous-bois avant que la forêt ne s’éveille.

            Virgile gagna l’admiration de tous. Il rentra tranquillement chez lui où l’attendait son épouse : « Que s’est-il passé ? J’entendais seulement les cris et les bravos. Je roulais sur le côté, les yeux fermés, comme tu me l’avais ordonné. J’avais à peine le temps de revenir sur la piste que le renard lançait à nouveau le départ. »

            Sa femme l’observa un instant : « Il s’est juste passé que je nous ai sauvés, nous et nos enfants ! »

            Et elle expliqua que durant la nuit, elle avait amassé des cailloux et de petites roches à côté des lignes de départ et d’arrivée. Lorsque Virgile roulait sur le côté et qu’il se mêlait à son tas de pierres en criant « vois », elle sortait du sien, en hurlant « ci » ou « la ».

            La déconfiture, l’air ahuri de Fandango l’avait fait bien rire.

            Virgile observa son épouse avec admiration.

            Il continua tranquillement sa vie. Il a aujourd’hui 150 ans et se garde bien de répondre à la moindre provocation d’un lièvre, d’un blaireau ou d’une souris. Il sait depuis ce jour qu’heureusement, dans chaque couple, lors de chaque épreuve, il y en aura toujours un pour tirer l’autre d’affaire.