La rivière qui disparaît

         Dalissà, avec deux s et un accent sur le a — la petite fille insistait beaucoup sur cette orthographe… vivait à quelques pas d’une rivière. Voilà qui ne crée pas une histoire, me direz-vous. De nombreux enfants habitent au bord d’un cours d’eau. Sauf que cette rivière-ci se divisait en trois bras, trois affluents, juste au pied de sa demeure. Un phénomène des plus rares. « Deux affluents, on en voit souvent. Trois, tu n’en trouveras que devant chez nous ! » Lui avait assuré son grand-père.

         Cette idée avait rendu fière la petite fille, presque autant que son nom avec cet étrange accent sur son a — hommage à une aïeule héroïque. Une poétesse, que sa révolte contre un tyran régnant de l’autre côté du monde avait contrainte à l’exil… « Peut-être que vous vivez dans une plus jolie maison que moi, une plus grande, plus confortable, avec plein de meubles, de jeux dedans, mais trois avluents… assluents, vous n’en aurez jamais ! »

         Pratiquement tous les jours, Dalissà et son grand-père s’installaient sur un banc juste au-dessus de ces trois bras, pour discuter des heures entières, assis l’un à côté de l’autre. Ils regardaient passer les bateaux, les canards et les cygnes, ils observaient le courant, la nage des poissons, ils admiraient le rougeoiement du soleil sur les flots. Les camarades de classe de la petite fille, lorsqu’ils empruntaient le chemin longeant la rivière, en riaient : « Dis donc. Tes fesses restent toujours collées sur ce banc ? Allez, arrête de perdre du temps ici et viens jouer avec nous. » Dalissà refusait de les suivre. Elle adorait écouter l’eau couler et son grand-père décrire tout ce qui les entourait, plantes, nuages, oiseaux…

         Enfin, tout… ou presque.

         Dalissà avait un jour demandé où se rendaient les trois affluents « après ».

         « Après quoi ? » avait bougonné son grand-père.

         « Ben, après être passés devant chez nous. »

         « Le premier bras se dirige vers cette grande montagne et la contourne. ».

         « Et celui-là ? »

         Le grand-père désigna un point à l’horizon : « Il se jette dans une plus grande rivière qui méandre jusqu’à la mer. »

         « Et le dernier ? ».

         Le visage du vieil homme se ferma : « On l’ignore. Mon père m’assurait qu’il entre dans une grotte et se jette dans un gouffre sans fond. »

         « Personne n’est jamais allé voir ? Jusqu’au bout, je veux dire ».

         « La plupart des gens qui ont essayé ont failli se noyer. Ils ont parcouru quelques kilomètres dans la roche et ont été emportés par le courant, projetés contre les parois de pierre. Ils sont revenus de justesse. » 

         « Et tu en connais de ces gens ? »

         « Bon, tais-toi un peu, les poissons vont s’enfuir en t’entendant jacasser sans un instant d’arrêt. » Le vieil homme ne s’emportait jamais d’habitude.

« Tu parles ! Nous n’accrochons pas d’hameçon au bout de nos lignes… »

         Dalissà siffla et, après une minute de silence, un exploit pour elle !, elle sourit. « Moi, j’aimerais savoir où il va, cet alluvent ! ».

         « Il ne va nulle part. Je te dis. ».

         « Comment tu peux l’assurer ? Tu viens de m’expliquer que personne ne l’a explorée jusqu’au bout. »

         « Quelle tête de mule ! Elle ne me laissera jamais en paix. Pourquoi tu te poses tant de questions ? On s’en moque de cette rivière. Elle serpente sous terre, tourne trois fois sur elle-même ou grimpe dans la montagne jusqu’au ciel. Cela nous fait une belle jambe. »

         Dalissà, surprise par la mauvaise humeur de son grand-père se tut quelques secondes, s’agita, puis ouvrit la bouche. 

         « Dalissà ! Profite du soleil. Si tu veux, on va cueillir des mûres. J’en ai vu sur le chemin. »

         « Moi, j’ai envie de me promener en barque. »

         Le vieil homme croisa les bras, ce qui ne lui arrivait jamais sauf avant de piquer une véritable colère « Tu crois que je ne te vois pas venir ?! Pas question d’aller par là-bas. Et n’ajoute plus un mot sinon nous rentrons à la maison. »

         Puisqu’on l’empêchait de parler ou de bouger, Dalissà bouda, tout en cogitant à toute vitesse dans sa petite tête… Elle avait quelques idées qu’elle mettrait en pratique dès le lendemain.

         À peine levée, elle alla prier ses parents de lui prêter le canoë qui restait caché sous une housse dans le garage. Son père refusa sans même réfléchir : « Tu n’as jamais appris à naviguer. Trop dangereux. » Elle alla voir un oncle, un cousin, la famille de ses amis. « Tu risques un accident. », « Une petite fille de ton âge dans un bateau ? Hors de question ! », « Tu as envie de te noyer ? » Voilà ce que tout le monde lui répétait. Pourtant, cela n’allait pas la décourager !

         Elle réunit toutes ses économies et se rendit dans la ville voisine, chez un loueur de canots : « Tu me sembles bien jeune ! Tu ne sauras pas diriger ta barque, tu n’auras pas la force de ramer. Demande à ton père de venir avec toi. »

         « Ils m’énervent, ils m’énervent tous ! » trépignait la petite fille.

Elle décida de se débrouiller seule et de se fabriquer son embarcation.

         Elle commença par surfer sur internet et découvrit un site où l’on expliquait comment construire un voilier ou creuser une pirogue… mais cela réclamait beaucoup de temps, d’énergie, de matériel. Il fallait des planches de toutes les tailles, et des équerres, des clous, des toiles, des marteaux, des scies, des tournevis. Des tas de trucs et de machins qu’elle ne possédait pas et qu’elle trouverait difficilement. Elle pensa bien « emprunter » ce dont elle avait besoin dans le magasin d’à côté. On pouvait y entrer par-derrière, la sortie de secours fermait mal. Mais cela la gênait de voler Monsieur Peraudin le propriétaire de la boutique : il s’était toujours montré gentil avec elle quand elle accompagnait ses parents et s’amusait avec ses outils. Depuis toute petite, elle adorait cela et il la laissait faire… Dalissà se demanda aussi comment transporter ce dont elle avait besoin jusqu’à chez elle. Même en plusieurs fois, elle n’y parviendrait pas. Elle en aurait pleuré de rage.

         Pour se consoler, elle courut emprunter tous les livres de la bibliothèque qui parlaient de navigation ou de voyages. Moby Dick, Gulliver, l’Ile Au trésor, les enfants du Capitaine Grant, le vieil homme et la mer, le tour du monde en 80 jours… Ces romans décrivaient d’énormes bateaux, baleiniers, cargos, goélettes, frégates, corvettes, chalutiers… de fiers vaisseaux qui arpentaient l’océan jusqu’au moment où les tempêtes, les monstres marins les faisaient couler. Dalissà pleura un peu en songeant au sort de tous ces naufragés affamés, assoiffés, coincés sur leurs îles… Heureusement qu’au bout de quelques mois, de quelques années, la plupart avaient pu retourner vers leurs foyers, grâce à un radeau. « Eux ne s’ennuient pas à fabriquer des barques ou des pirogues ! Sur leurs bouts de terres désertiques, ils ne possèdent rien ou presque. Comme moi… Justement, comme moi… Voilà l’idée ! Un radeau. »

         Aussitôt, Dalissà courut dans sa chambre et chercha sur le net des dessins, des descriptions, des plans de radeaux. Durant plusieurs heures, elle étudia tous les tableaux et les photographies qu’elle put trouver. À la fin de la journée, elle se sentit prête pour se mettre au travail : elle força la porte d’une petite grange abandonnée, pas loin de chez elle, et s’y installa. Pendant quelques jours, elle ramassa des branches brisées par la tempête et les assembla avec des cordes. « Et maintenant, grâce à tout ce que j’ai lu, je vais confectionner de vrais nœuds de marin. Des nœuds inesqtri… ixentrica… inestixables ! ».

Elle consacra à son ouvrage la plupart de ses soirées et de ses week-ends. Ce qui irrita son grand-père qui souffrait de ne plus voir sa petite fille, de ne plus discuter avec elle au bord de la rivière.

         Même si elle détestait lui causer de la peine, Dalissà refusa de s’interrompre, ne serait-ce qu’une heure. Ses doigts, ses bras étaient couverts de plaies, son cou, son dos lui faisaient un mal de chien, mais elle voulait lancer son embarcation dans le fleuve au bout d’un mois. Pas un jour de plus !

         Et 29 jours plus tard en effet, au prix d’efforts acharnés, le radeau fut achevé. Elle devait juste le traîner jusqu’à la rivière. Une prouesse pour une enfant d’un mètre vingt et de trente kilos : « Il doit peser deux tonnes au moins ! » Dalissà tenta de le soulever, de le pousser, de le tirer, mais il se coinçait sans cesse dans les pierres, les rochers du chemin.

         Combien de temps se battit-elle ainsi ? Trois heures ? Quatre ? Elle ne parvenait plus à respirer, elle avait des crampes et des courbatures. « Si je pouvais le mettre sur une charrette, une carriole, n’importe quoi possédant quatre roues… Eh, si j’en fabriquais ? » Dalissà se précipita chez elle et revint avec deux paires de patins à roulettes, les siens et ceux de son père.

Elle les attacha au radeau et poussa le tout vers la rivière. « Voilà ! Cela marche ou plutôt cela roule ! » Elle en riait de joie. En quelques instants, elle fit glisser son embarcation dans l’eau.Toute seule, elle avait construit de quoi naviguer et montré plus de détermination que la plupart des garçons. « Eux, ils auraient abandonné vingt fois ! Quand mes copines verront mon travail, elles se sentiront fières de moi. »

         Dalissà sauta sur l’esquif que le courant portait déjà doucement. Elle s’assit et regarda les arbres, les buissons, les talus défiler à quelques mètres d’elle. Des oiseaux voletaient et chassaient les insectes. Un fantôme rouge vint plonger son museau dans l’eau. À son passage, le renard leva la tête et l’observa un instant. Elle n’en avait jamais encore vu de si près. Elle eut l’impression qu’il lui souriait. Si son voyage s’arrêtait là, ce qu’elle avait vécu l’aurait déjà rendue heureuse : construire un radeau, côtoyer des animaux sauvages… ses amies ne la croiraient pas lorsqu’elle leur raconterait ses aventures !

         La petite fille n’imaginait pas qu’une rivière puisse abriter une vie aussi intense. Des myriades de poissons argentés tournaient autour de son embarcation. Des lièvres, des marcassins, un cerf couraient sur la berge. Des dizaines d’oiseaux piaillaient au-dessus de l’eau. Et tout cela faisait une étrange rumeur… un bruit qui grandissait, un vacarme, même, assourdissant. Dalissà porta ses mains aux oreilles. Impossible ! Ce bruit ne pouvait venir des animaux ! Ni de la petite rivière. Elle jeta un coup d’œil sur la rive et se rendit compte qu’elle ne la reconnaissait plus. « Je ne suis jamais allée aussi loin ! » Autour d’elle, des rochers s’élevaient à dix mètres et plus. Un vertige l’envahit. « Le radeau file plus vite que le canot à moteur de ce frimeur de Jérôme Lamennay, le fils du maire. »

         Le courant ! Le courant emportait le radeau et le faisait tanguer et zigzaguer. Dalissà tenta de ralentir son avancée en plaçant ses mains dans l’eau. « Aïe ! » Elle se retourna presque les doigts. « Nous voguons à cent kilomètres-heure au moins ! » En tout cas, aussi rapidement que les hors-bords qu’elle apercevait parfois l’été.

         « Mince. Tout à l’heure, je pouvais distinguer les yeux d’un renard, observer les abeilles butiner dans les fleurs ! À présent, je ne vois que des lignes, des formes de toutes les couleurs. » Dalissà se cramponnait de toute la force de ses bras aux cordes de sa frêle embarcation alors que les remous l’envoyaient d’un côté à l’autre de la rivière. « Qu’est-ce qui m’a pris ? Grand-père avait raison de me mettre en garde. Je ne l’ai pas écouté et me voilà dans… dans… »

         Dalissà commença à hurler. Elle venait de comprendre. À quelques mètres, l’eau tourbillonnait avant de chuter dans un ravin. « C’est la fin ! Je file vers une cascade… un machin… un rapide. »

         « Lance ton radeau sur le rocher là devant ! » Une voix, faible, parvenait à peine à se faire entendre dans le fracas général. La petite fille se leva pour distinguer qui l’appelait. « Ne te retourne pas. Fais ce que je te demande. Lance ton radeau… »

         « Sur le rocher, j’avais compris. Tu crois que c’est facile ! »

         Une idée lui passa par la tête. Elle se souvenait des livres qu’elle avait lus : ils parlaient de timoniers, de gouvernail ! Un gouvernail ? Elle ne voyait rien de tel sur le radeau, mais elle était assise, ou plutôt couchée sur une latte qui le consolidait. Peut-être cela pourrait faire l’affaire ? Elle empoigna la planche et tira de toutes ses forces. Heureusement, les remous avaient fragilisé l’assemblage de cordes. « Un, deux, trois ! » elle arracha la pièce de bois, la bloqua entre deux travées et la plongea dans le courant. « Cela fonctionne ! » Elle la déplaçait à droite, à gauche pour diriger son esquif.

         Pourtant, même si elle avait ralenti sa navigation, la petite embarcation continuait de filer. Dalissà aperçut quelques rochers qui sortaient de l’eau. Elle mena son radeau vers eux et lorsqu’elle s’en approcha assez, glissa sa planche entre deux pierres. La secousse faillit la faire tomber, elle hurla sous l’effort, mais se cramponna !

         « Bravo, ne bouge plus ! »

         « J’essaie ! » Lutter contre le courant avec de si petits bras… elle n’en pouvait plus. Elle lâcha sa planche. Son radeau bondit en avant et éclata contre la pierre. Dalissà tomba à la renverse dans la rivière. L’eau glaciale pénétrait partout, sous ses vêtements, dans sa gorge, dans ses narines. Elle se noyait.   

         « Espèce de folle ! Que fabriques-tu ici ? » Une main puissante l’avait saisie sans ménagement par le col et soulevée hors des flots.

         La petite fille n’en croyait pas ses yeux : courbé dans un canoë flambant neuf, son grand-père pagayait rapidement pour éviter les vagues et les remous : « Je ne te l’ai pas répété cent fois ? Ne descends pas cette rivière ! ».

         « Et toi pourquoi ne m’as-tu pas aidée ? Comment m’as-tu retrouvée ? Qui t’a appris à naviguer ainsi ? »

         « Houla ! Que de questions ! Viens plutôt te reposer. » Comme Dalissà refusait de s’asseoir malgré sa fatigue, le brave homme soupira : « Voilà plusieurs jours que je te vois courir dans tous les sens, tu penses bien que je te surveillais du coin de l’œil. Tout à l’heure, je t’ai aperçue sur ton radeau. Alors, je suis allé chercher mon canoë et je t’ai suivie. »

         Sans plus l’écouter, Dalissà observa la rive : « J’ai l’impression de me trouver dans un film ! ». Le grand-père bougonna : « Oui, dans un film d’horreur ! Si nous ne ralentissons pas, nous risquons de nous noyer. Je ne sens plus mes bras ! » La petite fille prit une rame pour l’aider, mais à peine la plaça-t-elle dans le fleuve que la violence du courant la lui arracha. « Laisse et accroche-toi. »

         Le canoé filait vite, beaucoup trop vite ! « L’eau doit s’engouffrer dans les profondeurs, un peu plus loin. Ma pauvre enfant, donne-moi la main. » Chuchota le grand-père. Ballottés par la rivière, les deux passagers du canot, trempés, grelottant, venaient de pénétrer dans un tunnel de roche poli par les flots. La minuscule embarcation était lancée d’un côté à l’autre de la grotte et sans l’habileté du vieil homme, dix fois, elle aurait éclaté contre la paroi.

         Soudain, Dalissà sentit ses cheveux s’envoler, son cœur lui remonter jusqu’aux épaules : ils tombaient dans le vide. Comme une pierre ! La chute dura plusieurs minutes. La gorge de la petite fille lui brûlait tant elle hurlait. « Nous allons exploser en arrivant au fond ! » Et puis brusquement, le canoé sembla rebondir. Une vague venait de le soulever.

         « Nous ne tombons plus grand-père ! » Dalissà exultait alors que l’embarcation se posait sur un large rocher.

         « Misère qu’est-ce qui ?… Comment ? Pourquoi ? Jamais je n’ai entendu parler d’une… d’un tel phénomène !  ». Lança le vieil homme. 

         « Toujours aussi bavard à ce que je constate. Enguerrand. » Dalissà se rendit compte qu’elle ignorait le prénom de son aïeul. Une voix, venue de nulle part, le prononçait pour la première fois devant elle. Mais qui pouvait reconnaître son grand-père ici ? Qui vivait dans cet endroit ? »

         « Que je sois transformé en écrevisse, en grenouille des marais si… si…. » Le pauvre vieux, l’air égaré, ouvrait une large bouche… et tremblait en observant la dame qui s’adressait à lui.

         « Jea… jea… jea… »

         « Oui, Jeanne. »

         « Que fabriques-tu ici au fond de cette… Nous avons emprunté cette rivière qui se perd… disparait… »

         « Nigaud, aucune rivière ne se perd ni ne disparaît ! Les gens ne savent juste pas où elle va. Et ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Entre et visite cet endroit, puisque tu es le premier à avoir osé venir depuis longtemps. »

         Dalissà rappela qu’elle aussi se trouvait dans le canoë, mais la dame semblait ne pas l’écouter.

          « À vrai dire, j’aurais aimé te voir plus tôt. Tu aurais dû penser que je maniais assez bien ma barque pour ne pas me laisser entraîner par le courant. Je ne t’avais pas assez traîné dans des compétitions de kayak, peut-être ? »

         Jeanne prit dans une main celle de son mari, dans l’autre celle de la petite fille. Elle leur fit traverser une série de grottes, vastes et bruyantes où une foule de personnes marchaient et bavardaient. Elle les mena près d’une large table et leur donna deux grands bols de légumes et de fruits. Dalissà pensa qu’elle n’en avait jamais dégusté de meilleurs. Mais la femme refusa de répondre aux questions qu’à peine assis, ils se mirent à lui poser : « Je vous expliquerai tout dès que vous aurez fini de manger et que vous aurez retrouvé quelques forces. »

         Dalissà trépignait d’impatience quand, enfin, Jeanne les conduisit le long d’un chemin de pierre. Dans une salle, en contrebas, on travaillait la terre, mais sans la creuser, sans la retourner, la labourer.

         « Regarde, Dalissà, ainsi elle se régénère. C’est tout un monde qui se crée ici : une strate où croissent des milliers de champignons, un autre de bactéries, des vers qui les traversent. »

         « Ils ne doivent pas servir à grand-chose. » Souffla la petite fille.

         « Détrompe-toi : l’eau coule dans le sol le long de leurs galeries. Surtout, ils digèrent toutes les feuilles, les morceaux de bois. Regarde ce sol, sur laquelle poussent nos légumes, faite de leurs excréments. »

         « Beurk. » Jeanne se mit à rire alors qu’Enguerrand observait des variétés de fruits qu’il n’avait revues depuis plusieurs dizaines d’années. « Mais c’est ce qui rend ce terreau aussi riche ! »

        

         « Étonné par la santé de ces plantes ? Elles se protègent les unes les autres, nul besoin de désherbants, de défoliants, de pesticides, de fongicides… »

         « On se croirait dans les jardins d’un conte de fées. »  Souffla Dalissà en reniflant un gigantesque plant de tomates.

         « Encore ton conte de fées ? Plutôt une maison de fous. » Marmonna Enguerrand.

         « Tu verras en effet ici une douzaine de déments à avoir suivi la rivière. »

« Comme moi ! » cria Dalissà.

« Oui, comme toi, j’ai toujours voulu savoir ce qui se cachait dans ses profondeurs. »

         La petite fille s’inquiéta : « Et vous ne pouvez remonter ? »

         « Nous avons juste décidé de rester. Et de garder secret cet endroit. Nous vivons de nos récoltes, et du lait de quelques brebis descendues par les tunnels. Et observe autour de toi. Puisque la nature s’épanouit, des dizaines d’animaux sont revenus, ou même réapparus. Qui sait ? »

         « Et la lumière ? »

         « Le soleil se reflète sur les eaux jusqu’ici. »

         Dalissà voyait avec bonheur des oiseaux voleter, des lapins de garenne, des biches, des étranges bêtes qu’elle ne connaissait même pas, courir en tous sens…

         « Le monde de là-haut ne vous manque pas ? »   

         « De quoi manquerions-nous ici ? Aucune violence, aucun pouvoir, pas d’argent, de commerce, d’entreprises, de pollution, juste l’intérêt de tous. Nous nous flattons d’avoir créé un monde qui n’oublie personne. »

         À ces mots, Dalissà devenue songeuse, alla cueillir une fraise grosse comme son poing, alors qu’Enguerrand murmurait à l’oreille de son épouse : « Si tu savais combien j’ai souffert de ne pas te revoir. » 

« Si tu savais combien j’espérais que tu viennes me chercher. » Répondit Jeanne.

         Dalissà resta plusieurs jours au sein de la petite communauté qui vivait dans ces grottes magnifiques et fertiles. On y partageait tout, on discutait, on profitait des qualités de chacun. L’un cultivait des légumes oubliés, l’autre confectionnait des vêtements avec des plantes et des écorces, le troisième cuisinait, le quatrième racontait des histoires. Ce dernier, un ancien scientifique, répétait sans cesse : « si vous saviez tout ce qu’on peut fabriquer, construire avec ce qu’on trouve sur la terre ». Jeanne, elle, soignait tout le monde avec des herbes. La petite fille adora cet endroit et s’y amusa comme elle ne s’était jamais amusée.

         Un jour pourtant, son grand-père vint la trouver : « tu dois rentrer, tes parents doivent être morts d’inquiétude. »

         « Et toi ? »

         « Moi, en dehors de ma petite fille Dalissà, personne ne me parle ni ne s’occupe de moi. Ici, je me montrerai plus utile et je me sentirai à ma place. »

         La discussion dura un moment et à la fin de la journée, Dalissà accepta de repartir. Elle serait menée pour cela par un chien qui vivait là depuis quelques années et connaissait tous les recoins et tous les tunnels. « Promets-nous de ne pas parler de cet endroit. »

         « Évidemment. On viendrait vous chercher. On dérangerait tout. »

         « Tu as compris. »

         Lorsqu’elle suivit le chien pour retourner vers les siens, la petite fille eut le cœur serré. Elle savait que ceux qui vivaient sous terre préféraient leur monde à celui d’en haut et que jamais, ils ne reviendraient…  

         Dalissà marcha deux jours entiers à travers un dédale de chemins, de goulots, de grottes. Lorsqu’elle arriva à l’air libre, le chien qu’elle s’était mis à adorer lui lécha le visage, joua un moment avec elle, puis repartit dans les profondeurs. « Toi aussi, tu veux retourner là-bas. »

         Les parents de Dalissà hurlèrent de joie de la retrouver, la couvrirent de baisers, lui demandèrent de conter sa mésaventure. Elle parla de courant, de rapides, de chutes d’eaux, de vagues hautes comme des immeubles. Elle jura que sans son grand-père qui s’était battu contre les flots, elle n’aurait pu revenir.  

« Cette rivière nous a volé tant des nôtres. Nous allons mettre des panneaux sur toute sa longueur. » La télévision l’interviewa, le maire, le député prirent des mesures pour que personne n’emprunte le troisième affluent… on pleura Enguerrand. Puis la visite d’un chanteur à succès, un accident de train, heureusement sans gravité, firent oublier l’aventure de Dalissà et de son grand-père.

         Ses parents eux-mêmes s’occupèrent moins d’elle. Accaparés par leurs activités, ils la négligèrent même un peu. La petite fille se jura qu’elle retournerait bientôt sur la rivière qui disparaît.