CEUX QUI RAMPENT ET CEUX QUI VOLENT

(LA CARPE ET LE CANARD.)

         Il y a longtemps, bien longtemps, notre petite planète ne ressemblait en rien à ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Aucune route, aucun chemin ne la parcourait, aucun pré n’y avait été labouré… aucune maison, aucune hutte, aucune cabane n’y avait été bâtie. Jusqu’aux confins de l’horizon, on ne distinguait que montagnes infranchissables, immenses forêts, lacs à l’eau translucide.

Ours, biches, sangliers, tigres sillonnaient paisiblement la terre.

         Les mers, les rivières grouillaient de poissons de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Dans les prairies, les arbres ployaient sous d’énormes fruits et les sous-bois étaient couverts de baies, de champignons, d’herbes odorantes.

         En contemplant le désordre dans lequel nous vivons aujourd’hui, on a du mal à l’imaginer. Les hommes n’avaient pas encore pillé ce que la nature offre si généreusement. Ils n’avaient pas écorché la terre, vidé les océans, ravagé les forêts.

         Bien sûr, la vie ne s’y déroulait pas toujours de manière sûre et sereine. Les loups rôdaient et chassaient en meute. Les ours jouaient avec leurs familles, cherchant du miel, des racines et des noix. Et malheur à ceux qui osaient les déranger !

         Les plus faibles, gazelles, cerfs, aurochs ne s’éloignaient jamais de leur troupeau et restaient continuellement museaux en l’air, sens en éveil…

         Quant aux rongeurs, ils évitaient renards, belettes, chats sauvages, courant en tous sens et creusant sans cesse de nouveaux refuges.

         Les seuls à s’abstraire de cette agitation étaient les oiseaux. De leur hauteur, ils s’étonnaient de voir les animaux terrestres se fuir, se chasser, ou se battre. Eux se partageaient le ciel, à l’abri des dents et des griffes. Ils ne descendaient sur le sol que le temps de picorer quelques vers.

         Cette existence leur plaisait tant qu’ils avaient pris l’habitude d’organiser de grandes fêtes. Tous les volatiles s’y rejoignaient pour tournoyer autour des nuages. On les entendait des heures entières piailler, babiller, grailler, cacaberer, jaboter, chouler, pupuler, cocailler, roucouler, triller, ululer.     

         Ces fêtes rendaient jaloux les autres animaux. Tous auraient voulu y participer. Mais les créatures terrestres, les brebis, les éléphants, ou même les tigres, devaient se contenter d’admirer le vol des oiseaux et leurs chants de plaisir.

         « Ne vous découragez pas ! », leur lançaient les rats ou les singes « nous allons trouver un moyen de les rejoindre », « nous devons juste grimper à des arbres assez grands pour nous hisser jusqu’à là-haut… », « Nous devons nous agripper aux courants d’air. » Eux, pourtant si malins, cherchèrent en vain une idée durant des semaines entières. Ils abandonnèrent alors qu’autour d’eux retentissaient les rires des mouettes ou des corneilles.

         Seuls, les ours se moquaient bien de ces étranges volatiles bruyants et agités : ils leur semblaient beaucoup trop difficiles à attraper et à manger. Ah non, j’oubliais ! Les poissons non plus ne se préoccupaient pas beaucoup de cette effervescence. Ils se disaient que s’ils ne pouvaient voler dans le ciel, ils nageaient dans les mers ou les rivières. Tout aussi bleues. Inutile de faire tant d’histoires !

         Du moins presque tous les poissons pensaient ainsi. Une carpe dodue trouvait anormal qu’on ne la convie pas à la fête. Elle, qui faisait partie des plus vieux animaux de la terre… avec les tortues, les requins et les crocodiles. Elle avait déjà vu 30 printemps ou 40… Cela méritait le respect… et une invitation.

         Depuis toujours, elle adorait observer les oiseaux déployer leurs ailes et planer juste au-dessus de sa mare. Rien ne lui paraissait aussi beau que ces plumes multicolores s’agitant dans le firmament… rien ne lui paraissait aussi mélodieux que ces chants, surtout pour elle qui vivait dans le monde du silence. Sans arrêt, elle sortait la tête de l’eau pour les contempler et les écouter.

         Son manège amusa les habitants du ciel. « Ma pauvre amie, tu ne peux quitter ton étang. » Lui lança une grive. « Tu devrais cesser de te fatiguer inutilement. » Piailla un moineau. La carpe ne daigna même pas leur répondre : d’ici peu, elle naviguerait dans l’azur, elle l’avait décidé.

         Durant des mois, elle s’obstina à se tenir au-dessus de sa mare, debout sur sa nageoire arrière…

         « Quelles idées saugrenues peuvent germer dans le crâne de ces stupides têtards ! » Murmuraient ses aînées, celles qui dépassaient les 70 années. Elles ne comprenaient rien à l’étrange manie de leur cadette.

         Un jour, pourtant, elles eurent la surprise de la voir rester plusieurs heures à l’air libre. « Je vous l’avais bien dit. Et je me sens presque aussi bien que sous l’eau. » Tout heureuse, elle appela deux fauvettes qui passaient par là. « Regardez, me voilà hors de ma mare. Invitez-moi à votre fête ! »

         Les deux fauvettes jetèrent un coup d’œil étonné à la carpe : « Désolées, chère amie… » Elles parlaient toujours très poliment, même à une espèce inférieure : « Mais tu ne peux sort… »

         « Sortir de l’eau ? Bien sûr que si, vous ne m’avez pas bien observée ! À présent, je peux respirer hors de mon étang. Emmenez-moi à votre fête. »

         Les deux fauvettes en restèrent muettes de surprise un instant avant de claquer du bec une vingtaine de fois. Signe de gêne chez tous les volatiles. Elles ignoraient comment répondre à une si étrange, si extravagante demande. Elles se consultèrent, discutèrent, se disputèrent, puis décidèrent d’aller chercher un oiseau plus expérimenté et plus sage, un vieux corbeau.

         Il se posa près de la mare, écouta la carpe puis réfléchit un long moment.

         « Poisson, je peux te poser une question ? »

         « Bien sûr. »

         « Comment grimperas-tu jusqu’aux nuages ? Et si nous t’y amenons, comment t’y maintiendras-tu ? Tu ne possèdes pas d’ailes. Tu sais, on ne peut pas toujours agir comme l’on veut. Ne bouge donc pas d’où tu es. Tu y vis bien. »  

         Quand le corbeau eut fini de parler, la carpe resta interdite. « Voilà de judicieuses questions ! Mais je trouverais comment faire. J’ai tellement, tellement envie de rejoindre les oiseaux dans le ciel. »

         Peu à peu, dans les environs de la mare, on se mit à discuter de l’étrange désir de ce gros et gras poisson qui passait le plus clair de son temps hors de l’eau : « peut-être pense-t-il qu’en agitant ses minuscules nageoires, il grimpera jusqu’aux nuages. »

         « Quel benêt ! Pourquoi ne se contente-t-il pas de sa condition ? »

La carpe ne s’offusquait pas de ces railleries. « Je vous parie que je parviendrai à rejoindre les oiseaux lors deleur prochaine fête. » Répondait-elle, même si elle ne savait pas comment.

         Des grives, des alouettes et même des chouettes se mirent à piailler, siffler et ululer toutes ensemble : « Pour qui te prends-tu ? Reste donc dans ton étang boueux et laisse-nous profiter du ciel. Est-ce que nous allons barboter dans ta flaque d’eau, nous ? »

         « Pour ton bien, n’essaye pas d’en sortir. Nous pourrions bien te picorer les ouïes. »

         « Pourquoi discutez-vous avec cette ridicule bestiole qui sent la vase ? » Lança un épervier impatient.

La carpe se demanda pourquoi d’aussi magnifiques animaux se montraient si ironiques et si méchants. Elle avait juste envie de s’amuser avec eux, de plonger parmi les nuages. Qu’y avait-il d’incroyable, d’incompréhensible à cela ? Tous ces hiboux, ces moineaux, ces rossignols jouaient comme des oisillons, des plus turbulents aux plus sérieux. Pourquoi n’en ferait-elle autant ?

         Pourtant, même en se creusant la tête jour et nuit, elle ne trouvait aucune solution pour grimper jusqu’aux cieux. Triste et vexée, elle allait abandonner et retourner dans les profondeurs de sa mare quand un vieux canard vint se poser à ses côtés. Il voulait chasser les insectes qui pullulaient sur l’eau. À ses mouvements désordonnés, la carpe comprit qu’il n’y voyait plus très bien. Il voletait, bondissait, mais n’attrapait sa minuscule proie qu’une fois sur dix et encore. Elle l’observa un instant en ricanant… à son tour de se moquer ! Puis soudain elle se mit à filer vers la surface une bouche à la mouche… ou plutôt une mouche à la bouche et posa son butin dans le bec du canard.

         « Pourquoi m’aides-tu, poisson ? »

         « Je t’ai aperçu en difficulté sur mon étang. Nous devons nous entraider, quelles que soient nos espèces. »

         « Alors, je te remercie. Voilà comment les animaux doivent se comporter les uns envers les autres. Dis-moi comment je peux te rendre la pareille. »

         La carpe fit semblant de s’interroger : « Je ne vois pas de quelle manière. À moins que… cela va te paraître stupide. »

         « Bien sûr que non. » S’écria le canard, à qui son nouvel ami venait de tendre un second insecte.

         « Si tu insistes. » Et le gros et gras poisson expliqua que depuis toujours, elle rêvait d’aller à la grande fête des oiseaux.

         « J’exaucerai n’importe lequel de tes désirs, mais pas celui-là. L’entrée de cette réunion est étroitement surveillée. »

         « Tant pis alors, je ne te demanderai rien d’autre. »

         Le canard resta silencieux un instant puis battit des ailes : « Personne ne pourra prétendre que je ne respecte pas mes promesses. À la prochaine fête, je viendrais te chercher. »

         Bien sûr, l’oiseau tint parole. Les animaux tiennent toujours parole. Seuls les humains mentent et trahissent leurs serments.

         Tout heureuse, la carpe se glissa dans ses plumes.

         « Prête ? »

         « Bien sûr. Emmène-moi jusqu’aux nuages. »

         Et l’oiseau s’envola.

         Quel bonheur ! Quelle ivresse ! La carpe sentait le vent glisser sur ses écailles ; elle observait les buissons, les rochers, les arbres rapetisser jusqu’à devenir de minuscules points sur le sol.

         « Cesse de gigoter ! Tu vas tomber. » Lui lançait le canard qui ne s’était pas autant amusé depuis longtemps. Il s’élevait dans les airs, plongeait vers la terre, virevoltait, tournoyait. Au bout d’un moment, les deux amis arrivèrent près d’un nuage. Une sorte de mousse à l’incroyable douceur.

         « Penses-tu pouvoir flotter là-dessus ? » demanda l’oiseau.

         « Essayons toujours ! » Et la carpe s’élança dans l’étrange matière et se mit à y nager comme elle nageait dans sa mare… Sauf qu’elle se trouvait tout en haut du ciel ! Elle en frétillait de joie.

         Durant plusieurs jours, elle parcourut les nuages, plongeant d’un stratus à un cumulonimbus, d’un stratocumulus à un nimbostratus. Puis, elle grimpa encore plus haut pour explorer des altostratus, des nimbostratus. Elle aimait le calme, la paix, et le fabuleux paysage qu’on savourait à de tels sommets. Et puis elle adorait sentir le soleil réchauffer ses écailles. Elle regrettait seulement de ne pouvoir s’élancer dans les airs. De temps en temps, le canard passait lui rendre visite et lui proposait de voyager dans les cieux.

         La carpe vécut ainsi quelque temps, une semaine ou un mois, impossible de le savoir, les animaux ne comptent pas les heures ou les jours. Ils profitent de la vie sans la découper en morceaux.

         Malheureusement, un matin, alors qu’il cheminait vers sa montagne, un aigle entendit parler d’un étrange intrus, caché parmi les siens. Il s’approcha du nuage où la carpe s’amusait avec de jeunes hérons. « Un poisson qui ose profaner le royaume des oiseaux ?! » Orgueilleux, fier, colérique, il décida de punir le fâcheux pour son audace. Il s’apprêtait à le gober quand le canard, prévenu par les appels de son ami, voleta jusqu’au majestueux rapace.

         « Tu veux que je te déchire avec mes serres, que je t’avale en même temps que ce microbe venu troubler nos fêtes ?! »

         « Laisse, laisse, mon ami ! » Intervint le poisson. « Je comprends la colère du roi des oiseaux. Et je me soumets à lui. »

         L’aigle se sentit apaisé et ouvrit son large bec.

         « Je ne demanderais qu’à choisir ma peine. Si tu l’acceptes. »

         « C’est à dire ? »

         « Laisse-moi choisir dans quel endroit tu me précipiteras. »

         « Où tu voudras. Dans ce gouffre ? Dans cette forêt ? Dépêche-toi un peu. »

         La carpe fit semblant d’hésiter, exaspérant l’aigle, pressé de rejoindre les siens. « Tu vois cette roche rouge. Précipite-moi dessus, c’en sera vite fini de moi… car si tu me lançais dans cette vaste étendue bleue sans fond, je chuterais des jours entiers. Et ce serait une horrible punition. »

         « Alors, je te précipiterais dans cette étendue bleue et pas ailleurs pour te punir de ton audace. »

         Si on pouvait le considérer comme le plus majestueux des oiseaux, l’aigle manquait de jugeote… et de parole. Il attrapa la carpe par la queue et la jeta dans l’étendue bleue… c’est-à-dire dans sa rivière. Et à peine tombé dans l’eau, le poisson se mit à nager. Il se précipita vers les siens afin de leur conter son magnifique voyage et ses journées dans les nuages.

         On raconte que de temps en temps, le canard vient lui proposer de retourner dans le ciel et qu’il l’y amène en cachette.

         On raconte aussi que la carpe prit goût à quitter sa mare. Elle commença à ramper puis au bout de quelque temps, elle se redressa et se mit debout.      

         De poisson, elle devint reptile, puis mammifère, puis homme. C’est peut-être grâce à cette obstinée qu’aujourd’hui, nous marchons, courons, dansons.