Les larmes merveilleuses

         Il était une fois un pays merveilleux où l’on trouvait tout ce qu’on désirait… de l’eau à profusion, des fruits, des légumes, de la viande toute l’année, de la chaleur dans les maisons en hiver, de la fraicheur en été, des voitures, des motos, des vélos neufs dans les rues, des téléphones, des ordinateurs, des vêtements à ne savoir qu’en faire. Chacun pouvait en profiter, du moment qu’il payait. On ne se posait peu de questions sur tous ces biens, toutes ces richesses, on les achetait, les utilisait sans y penser, et puis on les négligeait

, on les jetait. On appelait cela « consommer ». Et tout le monde s’en réjouissait, gouvernements, marchands, banques, entrepreneurs, financiers.

         Seulement, on avait oublié qu’il fallait beaucoup de terres pour ces légumes, ces céréales, ces fruits… Seulement on avait oublié qu’il fallait mener des animaux, beaucoup d’animaux à l’abattoir pour ces rôtis, ces steaks, ces nuggets… seulement on avait oublié qu’il fallait raser des forêts entières pour fabriquer ces meubles, ces objets, ces charpentes ! Seulement, on voulait oublier combien d’hommes, de femmes, d’enfants s’épuisaient dans la boue, dans le froid pour extraire le fer, les minéraux, les métaux que réclamaient ces machines, ces téléphones, ces ordinateurs.

         Heureusement, on avait trouvé une solution… on écorchait, pillait, on saccageait les terres d’autres pays, bien loin… on faisait travailler de pauvres gens qui vivaient de l’autre côté des mers et des déserts. Cela n’avait rien de grave, on ne les voyait pas.

(A nous, une telle aventure était déjà arrivée, il n’y a pas si longtemps… nous avions été amenés dans les Antilles pour cultiver le coton, la banane, la canne à sucre.)

          

         Javed mesurait à peine un mètre dix. Ce qui le rendait indispensable dans les mines. Il pouvait se faufiler dans les plus étroits tunnels pour aller chercher le cobalt, le coltan dont on avait tant besoin là-bas, dans ces pays où tout est si rapide, si facile, si perfectionné… Il pouvait se sentir fier : il contribuait à façonner de superbes portables extra-plats aux innombrables applications. Javed n’en avait jamais tenu un seul dans ses mains, mais il courait de toute la vitesse de ses petites jambes pour extraire les métaux qui leur permettaient de fonctionner. Il en ramenait le plus possible : ainsi, grâce à lui, sa famille pouvait manger, de sa sœur Yaëlle à son grand-père Amir qui n’y voyait plus mais chantait si bien.

        

Une douzaine de gamins se pressaient comme lui dans les mines et revenaient chargés de sacs, courbés sous l’effort. Un homme les surveillait, un seul mais tout le monde en avait peur. Il mesurait près de deux mètres, pesait plus de cent-trente kilos, ne possédait plus le moindre cheveu sur le crâne, et avait perdu la plupart de ses dents. Toute la journée, il fumait de petits cigares qui empestaient, en hurlant de sa voix cassée : « Plus vite ! Quels fainéants on m’a confiés ! Jamais on ne tiendra nos objectifs ! Incapables, maladroits, paresseux ! »

         Javed n’avait aucune idée de ce que signifiait : « tenir un objectif » mais il se pressait quand Cadath, c’était le nom du géant, quittait son siège pour se lancer à sa poursuite. Pourquoi le pourchassait-il, lui, tout particulièrement ? Personne ne le savait. Mais dès qu’il l’apercevait, il se mettait à trembler et un peu de bave coulait sur son menton. Il attrapait alors une grande canne de roseau qu’il appelait « ma chère badine » et cherchait à lui en administrer quelques coups sur les cuisses. La badine laissait de larges traces sur la peau ! Et quand il s’était épuisé à courir derrière le pauvre enfant, Cadath se rasseyait le souffle court, la langue pendante, le traitait de « vaurien », de « troll malfaisant ! », puis il menaçait de « lui extraire la cervelle du crâne avec son tire-bouchon ! ».

        

         Javed aurait pu supporter ce continuel harcèlement avec philosophie… mais le géant l’empêchait de ramener autant de pierres qu’il aurait dû… et par conséquent, son salaire s’en trouvait considérablement diminué !

Le petit garçon ne savait plus comment agir. Plusieurs fois, il avait essayé de discuter avec Cadath mais cela avait encore plus irrité le méchant bonhomme. Il était devenu rouge cramoisi et avait juré qu’il le forcerait à « danser au rythme de ses coups de trique jusqu’à la nuit. » S’il osait ajouter un mot ou même le regarder en face ! » Javed avait profité d’une visite des administrateurs de la mine pour leur parler du sort que lui réservait Cadath. Ceux-ci avaient hoché la tête et répondu qu’« en cas de désaccord avec les propositions logistiques du responsable des extractions… dont l’entreprise ne recueillait d’ailleurs que des louanges, le plaignant devait adresser au siège, en triple exemplaire et en écriture bâton, par recommandé avec accusé de réception, un relevé de doléances détaillé, incluant un nombre suffisant de témoignages irrécusables et corroborés. Une commission d’étude serait alors peut-être réunie. »

         De peur que son ennemi n’entende sa plainte, Javed n’avait pas insisté.

         S’ouvrir de ce qui lui arrivait à sa mère lui semblait inenvisageable : elle serait allée voir Cadath et lui aurait retourné une bonne paire de gifles, tout géant qu’il soit. Elle n’avait peur de rien, ni de personne, sinon de la faim. Mais après les gifles, fini le travail ! Il devait donc trotter le plus vite possible pour éviter les coups de badine.

         Un soir, un de ses jeunes voisins lui demanda pourquoi il boitait en rentrant chez lui. Javed refusa de répondre. « Tu n’as pas confiance en tes amis ? » s’exclama le garçon avec tristesse. Il n’en fallait pas plus pour que Javed raconte tout, en retenant ses larmes : la mine, les courses incessantes, le gardien, ses colères, sa badine de bois. Le voisin réfléchit un moment, un long moment : « tu pourrais… non. » Il se mit à murmurer, puis à fredonner. Puis soudain, il donna une puissante claque sur le front : « Allons demander conseil au vieux de la rivière. » On appelait ainsi un sorcier, ou plutôt un ermite, un solitaire un peu fou qui habitait à la sortie du village. Javed ricana : « Pour qu’il me vende un grigri ou une potion qui pue autant que les pieds de Cadath, non merci ! »

         « Si tu savais combien de personnes il a aidées ! Il a soigné notre chèvre, il a écarté le mauvais sort…. » Javed s’éloignait déjà mais son ami l’attrapa par la main et le conduisit presque de force à la lisière du hameau, au bord de la rivière. Un sentier serpentait dans la forêt.

         Le chemin parût interminable aux deux enfants, les ronces et les orties cinglaient, piquaient les mollets. Ils hurlaient de douleur à chaque pas, s’arrêtaient sans cesse pour se gratter de toutes leurs forces. « Mais quelle idée ? Quelle idée de venir ici ? » Pleurait Javed.

« Nous arrivons bientôt… Silence ! » Siffla son compagnon en entendant un étrange vacarme.

 « Qui ose troubler mon repos ! » brailla une grosse voix « Je réduirais en cendres celui qui avancera d’un seul pas ! » Les deux garçons restèrent muets, pétrifiés et se regardèrent avec terreur.

         « Ne faites pas cette tête-là ! Je rigole ! Vous êtes les bienvenus. Je n’accueille pas souvent de visiteurs. Voulez-vous un peu de jus de chardon et de pommes de pin ? »

         A l’invitation du sorcier, Javed et son voisin entrèrent dans sa hutte. Le sol disparaissait sous un incroyable fouillis d’objets en tous genres, fioles, flacons, cornues, bocaux, boites, cartons, feuilles de papier et vieux emballages. Le petit homme, tout rond, borgne et bossu, le visage caché par d’interminables cheveux et une longue barbe frisée toute graisseuse, leur proposa de s’asseoir sur deux souches de bois dans le coin le moins encombré.

         « Que me vaut l’honneur de votre venue ? »

         Les deux garçons se poussèrent du coude : « c’est… J’ai… Javed. Il d… doit taratata… travailler. »

         « Et il ne peut pas ? Il m’a pourtant l’air en pleine forme. »

         « Cada… dath le lai… laisse jamais tranquille. »

         Et Javed commença à conter, mimer son calvaire quotidien. Le sorcier hocha dix fois la tête, grogna six fois : « Pas possible ! » puis murmura à 8 reprises : « Quel sal… type ! Tout cela sent son imbroglio ! ». Un mot qu’il adorait même s’il n’en connaissait pas vraiment la signification…

« Bien ! J’ai compris la situation… » Le vieux marcha de droite à gauche, de gauche à droite, de long en large, de large en long. « Voilà. J’ai une idée ! » Il fit sursauter les deux garçons en rugissant : « Nous allons lui montrer combien Javed met du cœur à l’ouvrage, quel précieux travailleur il représente ! Écoutez-moi ! Pour l’impressionner, en touchant le sol, chaque goutte de sa sueur creusera la terre et fera apparaître le minerai que tous veulent extraire. Oui… oui, ce sortilège, je peux l’accomplir. »

         Les deux amis applaudirent des deux mains ou plutôt des quatre, certains que les miraculeux gains que réaliserait Cadath allaient le calmer. Ils s’installèrent près du sorcier et passèrent la soirée à discuter des merveilles du monde, à évoquer la mémoire des anciens… à boire une eau-de-vie qui aurait pu trouer les murs de la petite case. 

         Le lendemain, Javed se rendit à la mine, curieux de ce qui allait se produire. Avec la nuit, les doutes étaient apparus : des perles de sueur qui se transforment en minerais ! Il fallait beaucoup de naïveté, et aussi beaucoup d’eau de vie pour y croire. Tant pis, il aurait vécu une soirée fantastique. Elle rattraperait l’horrible journée qu’il allait subir.

         Elle commença d’ailleurs bien mal : Cadath, levé du mauvais pied, comme tous les jours, accueillit les enfants par une bordée de jurons et quelques coups de pied. Dès que Javed approcha, il lui bondit dessus et le saisit par l’oreille : « Alors, te voilà chenapan, toujours envie de fainéanter ? Sache qu’aujourd’hui, je ne laisserais personne donner le mauvais exemple ! Allez, trotte un peu plus vite, espèce d’âne ! »

Le jeune garçon ne se fit pas prier et se mit à courir. Il prit son piolet et en quelques minutes, tira un bon kilo de roches de la grotte. « Allez, paresseux, bon à rien, apporte-moi ce que tu viens d’extraire. Un minerai de médiocre qualité, certainement ! »

         Javed revint le plus rapidement possible, traînant un énorme sac. « Montre-moi ! Eh, attention, tu en as fait tomber plusieurs sur le sol. Ah non, les pierres poussent. » Cadath resta bouche bée de surprise quand il vit que des blocs de cobalt ou de coltan s’accumulaient aux pieds du jeune garçon. « Que je disparaisse dans les airs si je comprends… » Il ordonna à Javed de s’approcher et l’observa avec méfiance, de son œil rougeâtre. « Ah voilà, ce qui se passe ! » Il venait de remarquer qu’une goutte de sueur tombée du front de ce sale gosse s’était transformée en roche précieuse en touchant le sol. « Que le grand cric me croque, que la terre m’avale, que la foudre me grille ! » souffla le géant une dizaine de fois. Il réfléchit un instant puis demanda au jeune garçon de courir et sauter devant lui : « Je veux vérifier mon impression… eh oui, oui, cet ahuri fait apparaître de pierres. Continue, continue ! »

         La nuit venait de tomber quand Cadath laissa le pauvre enfant aller se coucher. Il avait moissonné plusieurs kilos de minerai. « Mon ami, mon cher ami, on se retrouve à la première heure. » Et le lendemain en effet, il l’obligea de nouveau Javed à ramper, bondir, grimper jusqu’à ce que son front ruisselle de sueur. En une journée, il multiplia par trois sa récolte.

         Durant la soirée, Yonis, l’ami de Javed entendit des sanglots : « Pourquoi pleures-tu ? »

         « Ma vie me déplaît encore plus qu’auparavant. Cadath me force à descendre dans la mine, à en remonter dix fois, vingt fois, à porter des sacs pleins de terre, à faire des mouvements de gymnastique pour que le sort agisse et qu’apparaissent cobalt ou coltan. »

         Yonis ne sut d’abord que répondre. « Retournons voir le sorcier. Nous lui demanderons de régler le problème soit en t’ôtant ce pouvoir, soit en le modifiant. Qu’est-ce que tu en dis ? »

         « Que je préfère tout essayer plutôt que continuer ainsi. »

         Malgré ses courbatures, Javed se leva et partit avec son voisin retrouver le sorcier.

                 

         Les deux garçons empruntèrent de nouveau le chemin tortueux qui menait jusqu’à sa hutte, se blessant aux herbes folles et aux ronces.

         « Ah, les amis, vous revoilà déjà ? Que se passe-t-il ? »

         Lorsque les deux enfants lui exposèrent la situation, le brave homme faillit en pleurer de rage : « Idiot, ahuri, vieux crapaud fripé que je suis ! Je mériterais de me dissoudre dans les marais. Bien sûr, il ne veut que ses maudites roches ! Il ne pense qu’à amasser, s’enrichir, comme tous les autres ! Changeons le sort. Suivez-moi. »

 

         Le sorcier se mit à chanter et à danser, à sautiller dans la hutte. Des éclairs traversèrent l’espace. Une étrange vibration fit trembler la terre. « A présent, il faudra des larmes de joie et des rires pour que le sol se couvre de ces précieuses roches ! »

         Les deux amis se demandèrent si la nouvelle idée du vieil ermite n’allait se révéler aussi dangereuse que la première mais ils ne savaient comment réagir. Et puis leur hôte était déjà retourné dans ce qui lui servait de cuisine. Dans un énorme vacarme, il pelait, coupait, râpait d’étranges plantes sans même ajouter un mot. Plus d’une heure s’écoula sans qu’il s’éloigne de sa marmite qui répandait une odeur de plus en plus nauséabonde.

« P’têt qu’on devrait rentrer au village. On verra demain. »

         « Voilà. On verra demain. »

         « Ne bougez pas ! La potion est prête… allez avale-la mon garçon. »

         Et Javed but l’infecte mixture que lui tendit le sorcier. Il se mit à trembler, à frissonner, puis se sentit apaisé. Comme la fois précédente, les trois amis passèrent la soirée à discuter de la course du monde.

         Évidemment, dès que Cadath s’éveilla, il alla chercher Javed pour lui imposer de nouveaux efforts. Mais le jeune garçon avait beau transpirer, il ne se passait rien. Le géant le mena dans son bureau pour lui donner à boire un bon litre d’eau, puis dans la cour pour le contraindre à d’épuisants mouvements de gymnastique. Il ne se passait toujours rien ! Qu’avait-il fait ou pas fait pour que le miracle cesse ? Il avait appelé tout le monde pour affirmer qu’il allait livrer trois fois plus de pierres et qu’on devait augmenter son salaire. Il allait passer pour un imbécile, et avoir de sérieux problèmes.

Peut-être qu’il l’avait trop fatigué ? Pas assez soigné ? Cadath se posait cent questions en observant Javed. Soudain, il courut chercher un jus d’orange. Toujours rien. Un gâteau. Rien. « Que dois-je faire ? Pas te chanter une chanson, tout de même ? » Le jeune garçon hocha la tête : « Peut-être que si ! » Cadath vérifia si quelqu’un le regardait et commença à fredonner.

         Chanson : «Allez, que le sort de nouveau s’accomplisse!

         Et qu’autour de nous les pierres fleurissent

Oh hisse oh, hisse et oh et hisse»

         « Des pas de danse n’accompagnent pas cette chanson ? »

         « Des pas de danse ? » Cadath fut surpris de la demande mais si cela permettait de revoir des roches précieuses sortir du sol, il accepterait n’importe quoi. Mais patience. Quand tout serait redevenu normal ou plutôt quand la magie recommencerait à opérer, il lui ferait payer son insolence ! Le forcer à danser et à gigoter comme un clown. Quelle honte ! Si rien ne se passait, il balancerait ce morveux dans une crevasse. Ce sale gosse ne perdait rien pour attendre ! Déjà qu’il lui rappelait son frère disparu dans la mine…

« Voilà que ce petit vaurien battait des mains ». Devant le spectacle du surveillant qui sautait et couinait comme une hyène, Javed s’était mis à rire. Et soudain apparurent les précieuses roches que les autres enfants devaient rapporter des profondeurs de la terre.

« Encore, encore ! » ricanait l’homme.

         « Encore, encore ! » gloussait Javed.

         Le gardien n’avait aucune idée de la raison de ce changement mais au moins, il savait comment faire jaillir de nouvelles pierres. Il continua à danser, à chanter jusqu’à épuisement. Le lendemain, il passa la journée à jouer avec le jeune garçon puis avec tous ceux qui devaient descendre chercher le minerai, comme Javed l’exigea. De toute façon, à lui tout seul, ce gamin rapportait plus que tous les autres, et de manière plus rapide et plus sûre.

         En quelques jours, la mine devint un véritable terrain de jeu, on s’y amusait, on y mangeait bien… Surtout que Cadath s’était rendu compte qu’il aimait divertir les enfants, disputer des parties de ballon ou de quilles, courir dans les dunes… comme il aurait tant voulu le faire avec son frère. Tout le monde commença même à l’apprécier, à le considérer comme un ami. Ils adoraient venir le matin et se sentaient tristes de repartir le soir.

         Aujourd’hui, personne n’importune plus Javed : les quelques pierres qui apparaissent à ses côtés lorsqu’il éclate de rire suffisent à faire vivre la petite communauté. Quant à Cadath, il a décidé de changer de vie : il voyage de ville en ville pour conter son histoire et consoler ceux qui s’épuisent à la tâche.